Shaknahyi redescendit la Rue au ralenti pour ressortir du Boudayin. Curieusement, je ne me souciais plus de me faire remarquer par mes anciens amis à bord de la voiture de patrouille. Pour commencer, vu leur façon de me traiter, je considérais que je n’en avais rien à foutre. Ensuite, mon optique était légèrement différente maintenant que je m’étais bien fait arranger dans l’exercice du devoir. Mon aventure à La Fée blanche avait modifié ma perspective. Désormais, j’appréciais à leur juste mesure les risques quotidiens auxquels était confronté un flic.
Shaknahyi me surprit : « Tu veux t’arrêter quelque part pour déjeuner ?
— Pas une mauvaise idée. » Je me sentais encore diablement faible et les soléines m’avaient laissé un rien hébété, aussi est-ce avec joie que j’acceptai l’invitation.
« Il y a un resto, près du commissariat, où on va bouffer de temps en temps. » Il enclencha la sirène et s’amusa un peu au milieu de la circulation. Arrivé à un pâté de maisons de son boui-boui, il mit la sourdine et gara la voiture en stationnement interdit. « Privilège de flic, me dit-il avec un grand sourire. Y en a pas tant que ça. »
Une fois entré, je fus agréablement surpris. La crémerie était tenue par un jeune Mauritanien du nom de Meloul et la cuisine était typiquement maghrebi. En m’amenant ici, Shaknahyi avait plus que compensé la douleur qu’il m’avait infligée un peu plus tôt. Je le regardai, et soudain il ne me parut pas un si mauvais bougre.
« Prenons cette table », dit-il en choisissant un emplacement loin de la porte et contre un mur, d’où il pouvait regarder les autres clients et surveiller en même temps ce qui se passait dehors.
« Merci, dis-je. Je ne mange pas très souvent de la cuisine de chez moi.
— Meloul, lança-t-il. J’ai un de tes cousins, ici. »
Le patron arriva, avec un broc en inox et une bassine. Shaknahyi se lava soigneusement les mains et les sécha avec une serviette blanche toute propre. Je fis de même et m’essuyai avec une deuxième serviette. Meloul me regarda et sourit. Il avait à peu près mon âge, mais il était plus grand et de teint plus sombre. « Je suis berbère, me dit-il. Et toi, tu es berbère aussi, n’est-ce pas ? D’Oran ?
— J’ai un peu de sang berbère, répondis-je. Je suis né à Sidi-bel-Abbès, mais j’ai été élevé à Alger. »
Il s’approcha de moi, et je me levai. On s’embrassa sur la joue. « J’ai passé toute ma vie à Oran, reprit-il. À présent, j’habite dans cette belle cité. Assieds-toi, mets-toi à l’aise, je vous apporte de la bonne nourriture, pour toi et Jirji.
— Vous deux, vous avez des tas de choses en commun », remarqua Shaknahyi.
J’acquiesçai. « Écoutez, Shaknahyi, commençai-je, je voudrais…
— Appelle-moi Jirji. Et tu peux me tutoyer. Tu t’es enfourné ce fichu mamie et recta, tu m’as suivi chez Gargotier. C’était con, mais t’as eu du cran. Disons que ça t’a fait ton initiation, en quelque sorte. »
Ça me fit du bien. « Ouais, eh bien, Jirji, je veux vous… te demander un truc. Est-ce que tu dirais que tu es très religieux ? »
Il plissa le front. « J’accomplis les devoirs religieux, mais je ne vais pas pour ça me précipiter dans la rue pour tuer les touristes infidèles s’ils ne se convertissent pas à l’islam.
— D’accord, alors peut-être que tu pourras m’éclairer sur la signification de ce rêve. »
Il rit. « Quel genre de rêve ? Toi et Brigitte Stahlhelm dans le Tunnel de l’Amour ? »
Je fis non de la tête. « Non, rien de semblable. J’ai rêvé que je rencontrais le Saint Prophète. Il avait quelque chose à me dire mais j’étais incapable de le comprendre. » Et je lui narrai le reste de la vision qu’avait créée pour moi le Sage Conseiller.
Shaknahyi haussa les sourcils mais ne dit rien pendant quelques instants ; il réfléchit en se triturant le bout des moustaches. « D’après moi, dit-il enfin, il me semble que c’est en rapport avec les vertus simples. Tu es censé te rappeler l’humilité, comme le Prophète Mahomet (faveurs et bénédictions divines sur lui) se la rappelait. Le temps pour toi n’est pas encore venu de faire de grands plans. Plus tard, peut-être, si Dieu le veut. Cela revêt un sens pour toi ? »
Je frissonnai plus ou moins, parce qu’à peine avait-il fini, je sus qu’il avait raison. C’était une suggestion de mon inconscient m’incitant à ne pas m’inquiéter à moi tout seul du sort de ma mère, d’Umm Saad et d’Abou Adil. Je devais prendre les choses lentement, une à la fois. Tout finirait par s’arranger au bout du compte. « Merci Jirji. »
Il haussa les épaules. « Pas de quoi.
— Je vous apporte de la bonne nourriture », dit joyeusement Meloul en déposant un plat sur la table entre nous. La montagne de couscous embaumait la cannelle et le safran et elle me fit réaliser à quel point j’étais affamé. Dans un puits creusé au milieu de l’anneau de semoule, Meloul avait empilé des petites bouchées de poulet et d’oignons dorés revenus dans le beurre et parfumés de miel. Il avait également apporté une assiette de pain et des tasses de café noir et fort. J’eus bien du mal à me retenir de me ruer dessus sans attendre.
« Ça m’a l’air succulent, Meloul, dit Shaknahyi.
— Puisse cela vous plaire. » Meloul s’essuya les mains sur une serviette propre, nous salua en s’inclinant avant de nous laisser à notre repas.
« Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde », murmura Shaknahyi.
Je prononçai la même brève formule d’action de grâces puis me permis de me servir une louche de couscous accompagné de poulet. C’était encore meilleur que l’odeur ne le laissait présager.
Quand nous eûmes fini, Shaknahyi demanda notre addition. Meloul s’approcha de notre table, toujours souriant. « C’est gratuit. Mes compatriotes mangent gratuitement. Les policiers mangent gratuitement.
— C’est aimable à toi, Meloul, dis-je, mais nous n’avons pas le droit d’accepter…»
Shaknahyi but le reste de son café et reposa sa tasse. « Pas de problème, Marîd, dit-il, c’est différent. Meloul, que ta table dure éternellement. »
Meloul posa la main sur l’épaule de Shaknahyi. « Que Dieu prolonge ton existence », répondit-il. Notre clientèle ne lui avait pas rapporté un fiq en cuivre mais il avait l’air ravi.
Shaknahyi et moi sortîmes du boui-boui bien calés, réconfortés. Il semblait inconvenant de gâcher le reste de l’après-midi à des tâches policières.
Une vieille mendiait, assise sur le trottoir, à quelques mètres de chez Meloul. Elle était vêtue d’une longue robe noire et coiffée d’un foulard, noir également. Son visage brûlé par le soleil était gravé de rides profondes et, dans ses orbites creuses, l’un des yeux avait la couleur du lait. Une énorme tumeur noire boursouflait sa joue juste devant l’oreille droite. Je me dirigeai vers elle. « La paix soit avec toi, ô femme.
— Et sur toi soit la paix, ô cheikh », répondit-elle. Sa voix n’était qu’un murmure rauque.
Je me souvins que j’avais toujours dans ma poche l’enveloppe contenant les billets. Je la sortis et l’ouvris, puis comptai cent kiams. C’est à peine si la liasse était entamée. « Ô femme, lui dis-je, accepte cette aumône avec mon respect. »
Elle prit l’argent, surprise par le nombre de billets. Sa bouche s’ouvrit puis se referma. Finalement, elle dit : « Sur la vie de mes enfants, tu es plus généreux que Haatim, ô cheikh ! Puisse Allah t’ouvrir Ses voies. » Haatim est l’incarnation de l’hospitalité parmi les tribus nomades.
Ses compliments me gênaient. « Nous remercions Dieu à chaque heure », dis-je tranquillement puis je me détournai.
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