Je repoussai le paralyseur et le lance-fléchettes sous le siège et contemplai le pistolet électrostatique. « Quel genre de dégâts fait-il ? »
Shaknahyi haussa les épaules. « Deux ou trois coups de suite à la tête et t’as un estropié à vie. La tête fait une petite cible, malgré tout. Vise la poitrine, et c’est bonjour l’infarctus. N’importe où ailleurs, la victime ne maîtrise plus ses muscles. Elle est H.S. pendant une demi-heure. C’est ça qu’il te faut. »
J’acquiesçai et fourrai l’arme dans ma poche de veste. « Vous ne croyez quand même pas que je vais…» Mon téléphone se mit à grelotter et je le détachai de ma ceinture. J’étais prêt à parier que c’était un de mes autres problèmes qui se manifestait. « Allô, oui ?
— Marîd ? Ici Indihar. »
Apparemment, les bonnes nouvelles étaient un article hors catalogue. Je fermai les yeux. « Ouais ? Comment tu te débrouilles ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu sais un peu l’heure qu’il est ? T’es propriétaire d’une boîte, à présent, Maghrebi. T’es responsable des filles du roulement de jour. Tu veux passer faire l’ouverture ? »
Je n’avais pas songé une seule seconde à la boîte. C’était un truc dont je n’avais pas vraiment envie de me préoccuper, mais Indihar avait quand même raison à propos de ma responsabilité. « J’arrive dès que je peux. Tout le monde s’est pointé aujourd’hui ?
— Je suis ici, Pualani aussi, Janelle nous a quittés. Je ne sais pas où est Kandy, et Yasmin est là ; elle cherche une place. »
Bon, Yasmin à présent. Seigneur. « À tout de suite.
— Inchallah , Marîd.
— Ouais. » Je remis le téléphone à ma ceinture.
« Où faut-il que t’ailles, encore ? On n’a pas de temps à perdre en courses personnelles. »
J’essayai de m’expliquer. « Croyant me faire une grande faveur, Friedlander bey a cru bon de m’acheter un club dans le Boudayin. Je ne connais foutre rien à ce genre d’affaires. Et j’avais complètement oublié son existence jusqu’à tout de suite. Il faut absolument que j’y passe pour faire l’ouverture. »
Rire de Shaknahyi. « Toujours se méfier des cadeaux d’une vieille toupie âgée de deux siècles. Et il est où, ce club ?
— Sur la Rue. La boîte à Chiriga. Vous voyez laquelle ? »
Il tourna la tête et m’étudia un long moment sans rien dire. Puis : « Ouais, je vois laquelle. » Il fit faire demi-tour à la voiture et mit le cap sur le Boudayin.
Vous auriez pu penser que ce serait le super pied de franchir la porte orientale à bord d’un véhicule officiel pour remonter la Rue, qui est strictement interdite à la circulation. Ma réaction fut exactement inverse. Je me ratatinai au fond de mon siège, en espérant que personne ne me reconnaîtrait. Toute ma vie, j’avais détesté les flics et voilà que j’en étais un ; mes anciens amis m’infligeaient déjà le traitement que je faisais subir à Hadjar et à ses collègues dans le Boudayin. Je remerciai silencieusement Shaknahyi d’avoir eu le bon sens de ne pas mettre la sirène.
Shaknahyi stoppa la voiture pile à la porte du club de Chiriga ; j’avisai Indihar, poireautant sur le trottoir en compagnie de Pualani et de Yasmin. Je notai avec tristesse que cette dernière avait coupé ses magnifiques longs cheveux noirs que j’avais toujours adorés. Peut-être que depuis notre rupture elle avait trouvé qu’il fallait changer. J’inspirai un grand coup, ouvris la portière et sortis. « Comment ça va, tout le monde ? » lançai-je.
Indihar me jeta un regard noir. « On a déjà perdu près d’une heure de pourliches, observa-t-elle.
— Tu comptes t’occuper de cette boîte, oui ou non, Marîd ? demanda Pualani. Pasque sinon, je peux aller bosser chez Jo-Mama sans problème.
— Frenchy me reprendrait en moins d’une minute marocaine », renchérit Yasmin. Son expression était froide et distante. Me balader en voiture de flic n’était pas pour améliorer mon image auprès d’elle, mais alors pas du tout.
« Vous bilez pas, les filles… C’est simplement que j’ai eu pas mal de soucis ce matin. Indihar, est-ce que je peux t’engager pour diriger la boîte à ma place ? Question gestion, tu t’y connais mieux que moi. »
Elle me fixa pendant quelques secondes. « Uniquement si tu me donnes un emploi du temps régulier. J’ai pas envie d’être obligée de me pointer plus tôt après avoir fait des heures sup’ la nuit d’avant. Avec Chiri, c’était toujours comme ça.
— D’accord, pas de problème. T’as d’autres idées, tu me le fais savoir.
— Va falloir aussi que tu me payes au même tarif que les autres gérants de club. Et puis je me lèverai pour aller danser que si ça me dit. »
Je fronçai les sourcils, mais elle me prenait à la gorge. « Pas de problème là non plus. Maintenant, qui verrais-tu pour s’occuper du service de nuit ? »
Indihar haussa les épaules. « Je me fie à aucune de ces putes. Cause à Chiri. Tâche de la rengager.
— Engager Chiri ? Pour bosser dans sa propre boîte ?
— C’est plus sa boîte, remarqua Yasmin.
— Ouais, c’est juste. Tu crois qu’elle le ferait ? »
Ça fit rire Indihar. « Elle te fera cracher le triple de ce que touchent les autres gérants dans la Rue. Elle t’en fera baver un max, et en plus elle se gênera pas pour piquer dans la caisse si tu lui laisses la moindre chance. Et pourtant, elle vaut quand même le coup. Personne ne sait faire du chiffre mieux que Chiri. Sans elle, t’es bon pour louer c’te boîte à un quelconque marchand de tapis dans moins de six mois.
— Tu lui as vraiment fait de la peine, Marîd, dit Pualani.
— Je sais, mais ce n’était pas de ma faute. Friedlander bey a organisé tout le truc sans m’en dire un mot avant. Il m’a lâché le club dans le giron, comme si c’était une surprise.
— Chiri sait pas ça », dit Yasmin.
J’entendis une portière claquer derrière moi. Je me retournai et vis Shaknahyi se diriger vers nous, un grand sourire sur le visage. Manquait plus que de le voir se radiner. Il avait franchement l’air d’apprécier.
Indihar et les autres me vomissaient parce que j’étais devenu flic, et les flics en avaient autant à mon service parce qu’à leurs yeux j’étais toujours un arnaqueur. Les Arabes disent : « Qui se dévêt s’enrhume. » C’est une mise en garde contre le risque de se couper du groupe qui vous soutient. Mais qui est d’un piètre secours quand vos copains se pointent en délégation pour vous foutre à poil contre votre gré.
Shaknahyi ne me dit pas un mot. Il se dirigea vers Indihar, se pencha et lui glissa quelque chose à l’oreille. Bon, des tas de filles de la Rue éprouvent cette fascination pour les flics. Personnellement, je ne l’ai jamais comprise. Et certains flics ne voient pas d’inconvénient à profiter de la situation. Simplement, ça m’étonnait de découvrir qu’Indihar était l’une de ces filles – et que Shaknahyi était l’un de ces flics.
Il ne me vint pas à l’idée d’ajouter ce détail à ma liste de coïncidences récentes autant que bizarres : mon nouveau partenaire qui avait une relation avec la nouvelle gérante du club que Friedlander bey venait de m’offrir.
« Bon, alors tout est réglé, Audran ? demanda Shaknahyi.
— Ouais, répondis-je. Faudra quand même que je trouve moyen de causer à Chiriga dans la journée.
— Indihar a raison, dit Yasmin. Chiri va t’en faire baver. »
J’acquiesçai. « Et elle est en droit de le faire, je suppose, mais enfin, ce n’est pas une perspective attrayante.
— Allez, on décolle, dit Shaknahyi.
— Si j’ai un peu de temps tout à l’heure, je repasserai voir comment ça marche…
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