— On se débrouillera, dit Pualani. Nous on sait faire notre boulot. Toi, t’as intérêt à faire gaffe avec Chiri.
— Protège tes avant-postes, conseilla Indihar. Si tu vois ce que je veux dire…»
Je leur adressai un signe de main et regagnai la voiture de patrouille. Shaknahyi quitta Indihar avec un petit baiser sur la joue, puis il me suivit. Il se mit au volant. « Prêt à bosser, maintenant ? » Nous étions toujours rangés le long du trottoir.
« Vous connaissez Indihar depuis combien de temps ? Je me rappelle pas vous avoir vu dans le club de Chiri. »
Il me fit le coup des grands yeux innocents. « J’la connais depuis une paye.
— C’est ça. » Je n’approfondis pas. Il n’avait pas l’air en veine de confidence.
Une alarme piailla sur un ton aigu et la voix synthétique de l’ordinateur de bord se mit à caqueter : « Matricule 374, intervention immédiate sur un chantage à la bombe avec prise d’otage au Café de la Fée blanche , Neuvième Rue nord.
— C’est chez Gargotier, dit Shaknahyi. On s’en occupe. » L’ordinateur se tut.
Et Hadjar qui m’avait promis que je n’aurais pas à me soucier de trucs pareils ! « Bismillah ar-Rahman ar-Rahim » , murmurai-je. Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde.
Cette fois, tandis que nous remontions la Rue, Shaknahyi actionna la sirène.
Une foule s’était rassemblée autour de la balustrade basse qui délimitait le patio du Café de la Fée blanche . Un vieux bonhomme était assis derrière l’une des tables en fer peintes en blanc, en train de boire un truc dans un gobelet en plastique. Il semblait ignorer toute l’agitation qui régnait à l’intérieur du bar. « Fais-le sortir d’ici, me gronda Shaknahyi. Et tant que tu y es, fais-moi circuler tous ces gens. Je ne sais pas ce qui se passe là-dedans, mais faut qu’on traite cette affaire comme si le mec avait vraiment une bombe. Et dès que t’auras fait reculer tout ce populo, tu retournes t’asseoir dans la bagnole.
— Mais…
— Je veux pas avoir à me tracasser pour toi, en plus. » Il contourna l’angle du café par le côté nord, se dirigeant vers la porte de service.
J’hésitai. Je savais que les renforts n’allaient pas tarder à arriver et je décidai de les laisser s’occuper de contenir la foule. Pour l’heure, j’avais d’autres soucis. J’avais toujours sur moi mon Parfait protecteur et j’en déchirai l’emballage avec les dents. Puis je m’embrochai le mamie.
Audran était installé à une table dans la pénombre du salon de San Saberio, à Florence ; il écoutait un groupe de musiciens interpréter un sage quatuor de Schubert. En face de lui était assise une blonde superbe du nom de Costanzia. Elle porta une tasse à ses lèvres et ses yeux bleu de porcelaine le contemplèrent par-dessus le rebord. Elle portait un parfum subtil et fascinant qui évoquait pour Audran soirées romantiques et promesses à demi-mots.
« Ce doit être le meilleur café de Toscane », murmura-t-elle. Elle avait une voix douce et tendre. Elle lui adressa un chaleureux sourire.
« Nous ne sommes pas venus ici pour déguster du café, ma chérie, dit-il. Nous sommes ici pour voir les nouvelles tendances de la saison. »
Elle agita la main. « On a tout le temps pour ça. Pour l’instant, détendons-nous, tout simplement. »
Audran lui sourit tendrement et saisit la porcelaine délicate. Le café avait la couleur somptueuse de l’acajou poli et les volutes odorantes qui s’en élevaient avaient un parfum céleste, entêtant. La première gorgée submergea Audran par la somptuosité de son arôme. Alors que le breuvage, brûlant et délicieux, descendait dans sa gorge, il s’avisa que la remarque de Costanzia avait été parfaitement correcte. Jamais encore une tasse de café ne lui avait procuré un tel plaisir.
« Je me rappellerai toujours ce café, observa-t-il.
— Revenons donc ici l’an prochain, chéri », dit Costanzia.
Audran se permit un rire : « Pour la nouvelle collection de San Saberio ? »
Costanzia éleva sa tasse et sourit. « Pour le café », répondit-elle.
Après l’annonce, il y eut un noir durant lequel Audran ne vit plus rien. Il se demanda fugitivement qui était Costanzia, mais il l’écarta de son esprit. Alors que la panique allait le gagner, sa vision s’éclaircit. Il ressentit une onde de vertige puis ce fut comme s’il venait de s’éveiller d’un rêve. Il se sentait calme et rationnel et il avait un boulot à faire. Il était devenu le Parfait protecteur.
Il était incapable de voir ou entendre ce qui se déroulait à l’intérieur. Il supposa que Shaknahyi était en train de pénétrer discrètement dans le café par l’arrière-salle. Il revenait à Audran de fournir à son partenaire le meilleur soutien possible. Il enjamba la balustrade en fer du patio.
Le vieil homme attablé leva les yeux sur lui. « Pas de doute, vous êtes pressé de lire mes manuscrits », dit-il.
Audran reconnut en l’homme Ernst Weinraub, un réfugié de quelque pays d’Europe centrale. Weinraub se targuait d’être écrivain, mais Audran ne l’avait jamais vu finir autre chose que des quantités d’anisette ou de bourbon. « Monsieur, lui dit-il, vous êtes en danger ici. Je vais devoir vous demander de regagner la rue. Pour votre propre sécurité, éloignez-vous de ce café.
— Il n’est pas encore minuit, se plaignit Weinraub. Laissez-moi au moins finir mon verre. »
Audran n’avait pas le temps de faire plaisir au vieux pochard. Il quitta le patio et entra d’un pas décidé dans la salle.
À l’intérieur, la scène n’avait en apparence rien de bien menaçant : M. Gargotier se tenait derrière le comptoir, devant un immense miroir fendu. Maddie, sa fille, était attablée près du mur du fond. Un jeune homme était installé à une table contre le mur ouest, sous les vieilles affiches de la colonie martienne que collectionnait Gargotier. Les mains du jeune homme étaient posées sur une petite boîte. Il tourna brusquement la tête en direction d’Audran. « Foutez-moi le camp d’ici, cria-t-il, ou toute la baraque saute en faisant un joli boum !
— Je suis sûr qu’il ne plaisante pas, monsieur », dit Gargotier. Il avait l’air terrifié.
« Tu las dit, bouffi ! » dit le jeune homme.
Être officier de police signifiait appréhender les situations dangereuses et être capable de parvenir à des jugements rapides et sûrs. Le Parfait protecteur suggérait que, face à un individu dérangé mentalement, Audran devrait essayer de découvrir l’origine de son trouble puis tenter de le calmer. Le Parfait protecteur recommandait à Audran de ne pas se moquer de l’individu, manifester de colère ou le défier de mettre sa menace à exécution. Audran éleva les mains et parla calmement : « Je ne vais pas te menacer », dit Audran.
Le jeune homme se contenta de rire. Il avait les cheveux longs et sales, une barbe clairsemée, et il portait un blue jean délavé avec une chemise en coton écossais dont il avait déchiré les manches. Il avait des faux airs d’Audran avant que Friedlander bey n’eût accru son niveau de vie.
« Tu permets que je m’asseye pour causer un brin ? demanda Audran.
— Je peux faire sauter ce truc quand je veux, dit le jeune homme. Tas des couilles, tu t’assois. Mais garde les mains à plat sur la table.
— Bien sûr. » Audran tira une chaise et s’assit. Il tournait le dos au patron mais du coin de l’œil il pouvait entrevoir Maddie Gargotier. Elle pleurait en silence.
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