« C’est pas en causant que tu vas m’embobiner », prévint le jeune homme.
Audran haussa les épaules. « Je veux simplement découvrir de quoi il retourne. Comment tu t’appelles ?
— Qu’est-ce que ça peut bien foutre ?
— Moi, c’est Marîd. Je suis né en Mauritanie.
— Tu peux m’appeler Al-Muntaqim. » Le gosse à la bombe s’était approprié l’un des Quatre-vingt-dix-neuf Magnifiques Noms de Dieu. Celui-ci voulait dire « le Vengeur ».
« Tu as toujours vécu dans la cité ? demanda Audran.
— Merde, non. À Misr.
— C’est le nom local du Caire, n’est-ce pas ? »
Al-Muntaqim se leva d’un bond, furieux. Il brandit un doigt en direction de Gargotier derrière son bar et hurla : « Tu vois ? Tu vois ce que je veux dire ? C’est exactement ce dont je parlais ! Eh bien, je vais y mettre un terme une bonne fois pour toutes ! » Il s’empara de la boîte et en arracha le couvercle.
Audran ressentit une douleur horrible lui transpercer le corps. C’était comme si toutes ses articulations avaient été arrachées et tordues jusqu’à ce que les os se disjoignent ; comme si tous les muscles de son corps se déchiraient ; comme si on lui avait passé l’épiderme au papier de verre. L’agonie se prolongea plusieurs secondes, puis Audran perdit connaissance.
« Tu te sens bien ? »
Non, je ne me sentais pas bien du tout. Extérieurement, je me sentais chauffé au rouge cerise, comme si j’avais rôti au soleil du désert pendant quarante-huit heures. Intérieurement, mes muscles étaient pris de tremblements. J’avais les bras, les jambes, le visage et le tronc parcourus de petits spasmes incontrôlables. J’éprouvais une migraine atroce, et un goût horrible, amer, m’emplissait la bouche. J’avais les plus grandes difficultés à accommoder, comme si l’on m’avait vaporisé une gomme translucide sur les yeux.
Je m’efforçai d’identifier mon interlocuteur. Sa voix était tout juste reconnaissable tant mes oreilles carillonnaient. Il s’agissait en fin de compte de Shaknahyi, ce qui prouvait que j’étais toujours en vie. Durant un moment affreux, après avoir repris connaissance, je m’étais cru dans la chambre verte d’Allah ou je ne sais où. Non pas qu’être en vie fût pour l’heure une telle aubaine. « Qu’est-ce que…», coassai-je, la gorge tellement sèche que je pouvais à peine parler.
« Tiens », fit Shaknahyi en se penchant pour me donner un verre d’eau froide. Je m’aperçus que j’étais allongé par terre de tout mon long et que Shaknahyi et M. Gargotier se tenaient au-dessus de moi, le front plissé, hochant la tête.
Je pris l’eau et la bus avec reconnaissance. Quand j’eus terminé, j’essayai à nouveau de parler. « Que s’est-il passé ? demandai-je.
— T’as fait le con, dit Shaknahyi.
— Exact. »
L’esquisse d’un sourire plissa les traits de Shaknahyi. Il se pencha pour me tendre la main. « Lève-toi. »
Je me redressai, chancelant, et me dirigeai vers le siège le plus proche. « Gin et bingara, lançai-je à Gargotier. Et mets-y un trait de Rose. » Le barman grimaça mais partit néanmoins préparer ma boisson. Je sortis ma boîte à pilules et y piochai peut-être huit ou neuf soléines.
« Toi et tes drogues…, on m’en avait parlé, observa Shaknahyi.
— Et c’est parfaitement vrai. » Quand Gargotier eut apporté mon verre, j’avalai les opiacés. J’avais hâte qu’ils commencent à faire effet. Tout serait au poil d’ici deux minutes.
« T’as manqué faire tuer tout le monde, avec ton idée de vouloir dissuader le mec par tes belles paroles », reprit Shaknahyi. Je me sentais déjà bien assez mal, je n’avais pas envie pour l’instant d’écouter son petit sermon. Il poursuivit malgré tout. « Qu’est-ce que t’essayais donc de faire ? Établir des rapports ou quoi ? On travaille pas de cette façon quand des vies humaines sont en danger.
— Ah ouais ? Et vous auriez fait quoi, à ma place ? »
Il étendit les mains comme si la réponse était parfaitement évidente. « Débarquer sur les lieux sans être vu et neutraliser le salaud.
— Dites donc, vous m’avez neutralisé avant ou après avoir neutralisé Al-Muntaqim ?
— C’est ainsi qu’il s’était baptisé ? Merde, Audran, tu dois t’attendre à un minimum de dispersion du faisceau avec ces pistolets électrostatiques. Je suis vraiment désolé d’avoir dû te toucher en même temps mais il n’y a pas de dégâts irrémédiables, inchallah . Il s’est levé d’un bond avec cette boîte et j’allais pas attendre que tu dégages ma ligne de tir. J’ai dû faire avec ce que j’avais.
— Pas grave, dis-je. Où est le Vengeur, à présent ?
— Le camion-frigo est passé pendant que tu faisais la sieste. L’ont embarqué au pavillon de sécurité de l’hôpital. »
Ça me mit légèrement en rogne. « Le terroriste fou se fait expédier dans un bon lit d’hosto, mais moi j’ai juste le droit de moisir sur le sol crasseux de ce foutu troquet ? »
Shaknahyi haussa les épaules. « Il est dans un état autrement plus grave que toi. Toi, tu n’as reçu que les franges du faisceau. Lui, il l’a pris en pleine poire. »
Apparemment, Al-Muntaqim était parti pour se sentir pas mal vaseux un bout de temps. J’allais pas pleurer sur son sort.
« Pas question de causer moralité avec un cinglé, poursuivait Shaknahyi. Faut sauter sur la première occasion de stabiliser le corniaud. » Et de l’index droit, il fit mine de presser une détente.
« Ce n’est pas ce que me disait le Parfait protecteur . À propos, c’est vous qui m’avez débranché le mamie ? Et d’abord, qu’est-ce que vous en avez fait ?
— Ouais, c’est moi, confirma Shaknahyi. Tiens, le v’là. » Il le sortit d’une poche de chemise et le jeta par terre à côté de moi. Puis il leva sa grosse botte noire et pulvérisa le module en plastique. Des fragments bariolés de circuits électroniques s’éparpillèrent sur le plancher. « Tu remets un de ces trucs, je fais subir le même sort à ta tronche et je balance les restes hors de ma bagnole. »
Autant pour Marîd Audran, le Serviteur de l’Ordre idéal.
Je me relevai, me sentant nettement mieux, et suivis Shaknahyi hors de la pénombre de la salle. M. Gargotier et sa fille Maddie nous accompagnèrent. L’homme voulut nous remercier mais Shaknahyi leva la main en prenant l’air modeste : « Pas besoin de remerciements pour le simple accomplissement d’un devoir.
— Vous pourrez revenir boire gratis quand vous voudrez, dit Gargotier, reconnaissant.
— Éventuellement. » Shaknahyi se tourna vers moi : « On décolle. » Nous ressortîmes par la tonnelle. Le vieux Weinraub était toujours assis sous son parasol Cinzano, apparemment inconscient des événements qui venaient de se dérouler.
En route vers notre voiture, je remarquai : « En un sens, ça me fait du bien de me sentir à nouveau bienvenu quelque part. »
Shaknahyi me regarda. « Accepter à boire durant le service est une infraction grave.
— Je ne savais pas qu’ils avaient aussi des infractions dans le Boudayin. » Shaknahyi sourit. Il semblait qu’un léger dégel s’était amorcé entre nous.
J’allais m’installer dans la voiture quand le muezzin d’une mosquée derrière le quartier chanta l’appel à la prière de l’après-midi. Je vis Shaknahyi aller fouiller sur la banquette arrière et ressortir avec un tapis de prière roulé. Il l’étala sur le trottoir et pria durant plusieurs minutes. Pour je ne sais quelle raison, cela me mit extrêmement mal à l’aise. Quand il eut terminé, il roula de nouveau le tapis et le remit dans la voiture, non sans me regarder d’un drôle d’air, une sorte de muet reproche. Puis nous montâmes tous les deux en voiture, mais aucun de nous n’ouvrit la bouche d’un bon moment.
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