Et je n’avais pas sous la main un journal qui m’eût permis de m’assurer de nos coordonnées temporelles.
Une des casseroles avait un fond en cuivre, et je m’y mirai. Je vis une grosse tache de suie sur ma joue, une autre en travers de ma moustache. Je pris mon mouchoir, crachai dedans et fis un brin de toilette. Puis je lissai ma chevelure et regagnai le couloir en réfléchissant. Si c’était l’arrière-cuisine, la porte suivante donnait en toute logique sur la cuisine et celle d’après sur l’extérieur.
J’avais une fois de plus sauté sur des conclusions hâtives, car je me retrouvai dans la cuisine. Jane et Mme Posey bavardaient dans un coin, et elles s’écartèrent sitôt qu’elles me virent. La cuisinière alla vers un énorme fourneau pour touiller quelque chose et Jane embrocha un morceau de pain sur une fourchette qu’elle plaça au-dessus du feu.
— Où est Baine ? m’enquis-je.
Ce qui fit sursauter Jane. Le bout de pain tomba dans les braises et fut calciné.
— Quoi ?
Elle avait brandi son ustensile telle une rapière.
— Baine. Je dois lui parler. Est-il dans la salle à breakfast ?
— Je jure devant Dieu que je ne sais pas où il est, monsieur. Il n’a rien dit. Vous ne pensez pas que notre maîtresse va nous renvoyer, n’est-ce pas ?
— Vous renvoyer ? Pourquoi ? Qu’avez-vous fait ?
— Elle dira que nous étions au courant, que les serviteurs se font toujours des confidences, expliqua-t-elle en soulignant ses propos de coups de fourchette. C’est ce qui est arrivé à ma sœur Margaret, quand M. Val est parti avec la laveuse de vaisselle. Mme Abbott a mis tout le personnel à la porte.
Je profitai de son désarroi pour la désarmer.
— Au courant de quoi ?
Mme Posey se tourna vers nous, sans quitter ses fourneaux.
— Qui s’en serait douté, avec ses grands airs ?
Je ne progressais guère et, comme le temps pressait, j’optai pour une approche plus directe.
— Quelle heure est-il ?
Ce qui eut pour effet de terrifier Jane.
La cuisinière consulta une montre épinglée à sa poitrine.
— Neuf heures.
Et Jane éclata en sanglots.
— Je dois la leur apporter. Il a dit d’attendre le courrier…
Elle s’essuya les yeux avec son tablier puis se redressa et s’arma de courage.
— Je vais voir si le facteur est passé.
J’aurais aimé demander : « Apporter quoi, et à qui ? » mais je craignais d’être confronté à d’autres larmes et propos incohérents. Et m’enquérir de la date était difficilement justifiable.
— Dites à Baine que je serai dans la bibliothèque et que je voudrais le Times du jour, me contentai-je de déclarer en sortant.
Au moins était-ce toujours l’été. Et le mois de juin, d’après certains détails. Les roses étaient en fleur et les pivoines qui serviraient de modèles à d’innombrables essuie-plumes venaient d’éclore. Je voyais également le colonel Mering se diriger vers la rocaille et ses poissons. Ne souhaitant pas m’entretenir avec lui avant d’avoir appris combien de temps s’était écoulé, je m’éclipsai derrière le manoir.
J’en ferais le tour jusqu’aux écuries, les traverserais et reviendrais par le salon. J’atteignis mon premier objectif, poussai la porte et manquai trébucher sur Cyril qui gisait sur un sac de toile, le menton calé sur ses pattes.
— Tu n’aurais pas l’heure, par hasard ?
Contrairement à son habitude, il ne bondit pas à ma rencontre. Il se contenta de me fixer avec autant d’affliction que s’il était le prisonnier de Zenda.
— Qu’y a-t-il, Cyril ? Qu’est-ce qui cloche ?
Je me penchai pour exercer une traction sur son collier.
— Serais-tu malade ?
Et je vis la chaîne.
— Seigneur ! Terence aurait-il déjà convolé en justes noces ? Viens, Cyril. Il faut tirer tout ça au clair.
Je le libérai de ses fers et il se redressa, vacilla puis me suivit avec résignation. Je sortis du bâtiment, me dirigeai vers la demeure et vis Terence près de l’embarcadère. Assis dans le canot, il contemplait le fleuve, la tête basse comme Cyril quand nous l’avions laissé garder l’embarcation.
— Que faites-vous ici ?
Il leva les yeux, maussade.
— Le miroir s’est craquelé et le voile s’est envolé.
Je ne trouvai pas ses propos très explicites et décidai de mettre les points sur les i.
— Cyril était enchaîné dans l’écurie.
— Je sais. Mme Mering m’a surpris alors que je l’emmenais dans ma chambre.
Donc, au moins une journée et une nuit s’étaient écoulées, et j’avais intérêt à trouver une explication plausible à mon absence avant qu’il ne me pose des questions.
Mais il se contentait de regarder la Tamise.
— Le poète avait raison.
— À quel sujet ?
— Les chaînes du destin.
— C’est Cyril, qui était enchaîné.
— Il devra s’y accoutumer. Tossie ne veut pas d’animaux dans la maison.
— Animaux ? Nous parlons de votre meilleur ami. Et je ferai remarquer que la Princesse Arjumand dort sur les oreillers.
— S’est-elle éveillée ce matin, gaie comme un pinson, sans savoir que le malheur fondait sur elle ?
— Qui ? La Princesse ?
— Je ne me suis douté de rien, à notre entrée en gare. Le professeur Peddick parlait d’Alexandre le Grand et de la bataille d’Issus, d’un instant décisif et de tout ce qui en avait résulté, et je n’avais pas conscience de ce qui allait se passer.
— Vous l’avez accompagné à Oxford, n’est-ce pas ? Il n’est pas descendu du train pour étudier les hauts-fonds ?
— Non, je l’ai ramené à ses proches. Et juste à temps, car Overforce allait prononcer son oraison funèbre.
— Qu’a-t-il dit ?
— Après avoir repris connaissance, il s’est jeté aux pieds du professeur Peddick en balbutiant qu’il avait raison de dire qu’une action irréfléchie changeait parfois le cours de l’histoire. Il a ajouté qu’il irait de ce pas interdire à Darwin de sauter des arbres. Et hier, il a annoncé qu’il retirait sa candidature à la chaire de Haviland.
— Hier ? Quand vous êtes-vous rendus à Oxford ?
— Un jour, deux jours, des lustres… qu’importe ? Nous subissons une métamorphose en moins de temps qu’il n’en faut pour ciller. Nous vivons sur notre île et soudain… Je n’avais pas véritablement assimilé le sens de la poésie, voyez-vous. Je croyais que ce n’était qu’une façon imagée d’exprimer ses sentiments.
— Quoi ?
— Mourir d’amour, les miroirs qui se fendillent. Or, ces choses se produisent dans la réalité…
Il secoua tristement la tête.
— Qu’elle n’eût pas ramé jusqu’à Camelot pour déclarer sa flamme à Lancelot me laissait perplexe. Maintenant, je sais qu’elle s’est tue parce qu’il était fiancé à Guenièvre.
Je m’abstins de faire remarquer que l’emploi de ce terme était abusif, étant donné que Guenièvre était l’épouse du roi Arthur.
— Cyril est trop sensible pour rester enchaîné.
— Nous sommes tous enchaînés. Condamnés à l’impuissance par les liens adamantins qu’on nous impose. Destinée ! Ô, destinée cruelle ! Pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt ? Je voyais en elle une de ces insupportables féministes en culotte bouffante. Mon tuteur m’avait dit qu’elle me plairait. Si elle me plaît ?
— Maud, compris-je enfin. Vous avez vu sa nièce.
— Elle était là, debout sur le quai d’Oxford. Mon cœur a-t-il aimé ? Cela ne peut compter, car je n’avais jamais vu pareille beauté !
— Le quai de la gare ? Vous l’avez vue sur le quai de la gare ? C’est merveilleux !
— Merveilleux, dites-vous ? Trop tard, je t’ai aimée. Ô, beauté éthérée ! Trop tard je t’ai aimée ! Car à Tossie je suis lié !
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