Il avait toujours l’air d’un gamin sale, mais moins que depuis un bon nombre d’années. Cela lui plaisait. Les vêtements lui allaient bien, même si son épais bandage à la main gâchait l’ensemble.
Yaozu arriva et ouvrit la porte sans un bruit. Zeke faillit lâcher le miroir lorsqu’il aperçut le minuscule reflet déformé du Chinois dans un angle.
— Vous pouvez frapper, vous savez, lança-t-il en se retournant.
— Le docteur souhaiterait que tu le rejoignes pour dîner. Il a pensé que tu aurais peut-être faim.
— Évidemment que je crève de faim, répondit Zeke.
Mais sa remarque lui sembla tout d’un coup déplacée. Le décor raffiné et les beaux vêtements lui firent penser qu’il devait mieux se comporter, ou mieux parler, ou mieux se tenir. Mais il ne pouvait pas tout améliorer en si peu de temps. Alors, il ajouta :
— Qu’est-ce qu’il y a à manger ?
— Du poulet rôti, je crois. Il y aura peut-être aussi des pommes de terre ou des nouilles.
Le garçon en eut l’eau à la bouche. Il n’était même pas capable de se souvenir de la dernière fois qu’il avait vu un poulet rôti.
— Je vous suis ! annonça-t-il avec un réel enthousiasme, qui submergea et étouffa toutes les craintes qui pouvaient se terrer dans un coin de sa tête.
L’avertissement d’Angeline et sa propre gêne disparurent alors qu’il suivait Yaozu dans le couloir.
Ils passèrent par une autre porte non verrouillée, flanquée de dragons sculptés dans les angles, pour arriver dans une salle qui ressemblait à un petit salon sans fenêtres. Et, tout au bout, se trouvait une salle à manger qui avait l’air de sortir tout droit d’un château.
Une longue table recouverte d’une nappe blanche immaculée s’étendait sur toute la longueur de la pièce, et des chaises à haut dossier y étaient placées à intervalles réguliers. La table n’avait été dressée que pour deux convives, pas à chaque bout, ce qui les aurait empêchés de se voir, mais à proximité l’un de l’autre, à une extrémité.
Le Dr. Minnericht avait déjà pris place. Il murmurait quelque chose par-dessus son épaule à un homme noir bizarrement vêtu qui était borgne. Zeke ne pouvait pas entendre ce qu’ils se disaient. La conversation prit fin lorsque Minnericht renvoya son conspirateur et se tourna vers le garçon.
— Tu dois être affamé. Tu as l’air de l’être en permanence de toute façon.
— Oui, répondit-il en se glissant sur la chaise devant laquelle le couvert avait été mis, sans se soucier de savoir si Yaozu mangeait ailleurs.
Il s’en fichait. Il se fichait même de savoir si Minnericht était un faux nom, ou que cet homme prétende être son père. La seule chose qui l’intéressait, c’était la viande dorée et juteuse de la volaille découpée qui était placée sur l’assiette devant lui.
Une serviette en tissu était pliée en forme de cygne à côté du plat. Zeke l’ignora et attrapa le pilon de poulet.
Minnericht se saisit d’une fourchette, mais ne critiqua pas la façon de manger du garçon. Au lieu de cela, il dit :
— Ta mère devrait mieux te nourrir. Je sais que les temps sont durs dans les Faubourgs, mais franchement… Un garçon en pleine croissance a besoin de manger.
— Elle me nourrit, répondit-il, la bouche pleine de viande.
Puis, quelque chose dans ce qu’avait dit Minnericht lui resta coincé entre les dents comme le petit os d’une aile d’oiseau. Il était sur le point de demander une explication quand Minnericht fit quelque chose de remarquable.
Il retira son masque.
Cela lui prit un bon moment et semblait une procédure compliquée : il lui fallait actionner tout un ensemble de boucles et de loquets. Mais lorsque tout cela fut détaché et que la lourde protection en acier fut posée sur le côté, le docteur retrouva visage humain.
Ce n’était pas un beau visage, et ce n’était pas un visage entier. La peau était boursouflée en une horrible cicatrice aussi grosse qu’une empreinte de main, qui s’étendait de l’oreille de l’homme jusqu’à sa lèvre supérieure, bouchant sa narine droite et tirant les muscles autour de sa bouche. Un de ses yeux s’ouvrait et se fermait avec difficulté à cause de la peau abîmée qui retombait sur sa paupière.
Zeke essaya de ne pas le dévisager, mais ne put s’en empêcher. Il n’arrivait pas non plus à arrêter de manger. Son estomac avait pris le dessus, contrôlant sa bouche et ses mains, et il n’envisageait pas de reposer le poulet.
— Tu peux regarder, lança Minnericht. Et tu peux également être flatté. Je n’accepte de me promener sans masque que dans deux pièces, cette salle à manger et mes propres quartiers privés. Les personnes qui savent à quoi je ressemble là-dessous se comptent sur les doigts d’une main.
— Merci, répondit Zeke.
Il faillit faire suivre le mot d’un point d’interrogation, parce qu’il ne savait pas s’il devait se sentir flatté ou inquiet. Puis il mentit.
— Ce n’est pas si horrible que ça. J’ai vu pire dans les Faubourgs. Des gens qui ont été brûlés par le Fléau.
— Ce n’est pas une brûlure due au gaz. C’est tout bêtement dû au feu, ce qui est amplement suffisant.
Il ouvrit la bouche avec raideur et commença à manger, prenant de plus petites bouchées que le garçon affamé, qui aurait enfourné la cuisse entière de la volaille dans sa bouche s’il n’y avait eu personne pour le regarder. Le visage du docteur était partiellement paralysé. Zeke pouvait s’en rendre compte en observant la façon dont les lèvres bougeaient, et au fait que la narine qui fonctionnait encore ne se dilatait pas lorsque l’homme inspirait.
Et, lorsqu’il parla sans le masque pour filtrer ses mots, Zeke détecta le léger effort qu’il devait faire pour s’exprimer clairement.
— Mon fils, dit-il. (Le garçon se raidit mais ne discuta pas.) J’ai bien peur d’avoir quelques… nouvelles un peu angoissantes.
Zeke mâchait et avalait tout ce qu’il pouvait avant que cela ne lui soit arraché.
— Comme quoi ?
— Il semblerait que ta mère te cherche, ici, dans la ville. Une meute de Pourris a envahi l’endroit où elle recueillait des informations et, à présent, nous avons perdu toute trace d’elle. Les Pourris sont un sempiternel problème ici, à l’intérieur des murs. Je crois avoir mentionné que nous avons nous aussi actuellement un souci, alors ce n’est certainement pas de sa faute si elle les a rencontrés.
Le garçon s’arrêta de manger.
— Attendez. Quoi ? Quoi ? Est-ce qu’elle va bien ? Elle est venue ici, pour me chercher ?
— J’ai bien peur que oui. Je suppose que nous devons saluer sa persévérance, faute d’avoir d’autres compétences maternelles exceptionnelles. Tu n’as jamais vu une serviette ?
— Je ne suis pas… Où est-elle ?
Le docteur parut reconsidérer son approche de la situation et reformula rapidement son explication.
— Personne ne m’a dit qu’elle était morte, et il n’y a aucun signe qu’elle ait été mordue et transformée. C’est simplement… qu’on ne la trouve plus… à la suite de cet événement particulier. Peut-être qu’elle va réapparaître, cela dit.
Il n’y avait plus grand-chose dans son assiette, mais Zeke ne se voyait pas la terminer.
— Est-ce que vous allez la chercher ? demanda-t-il, mais comme il n’arrivait pas à savoir quelle réponse il aurait voulu entendre, il n’insista pas quand Minnericht prit quelques secondes pour répondre.
— J’ai des hommes qui la cherchent, oui.
Zeke n’aimait pas la fausse circonspection qu’il détectait, pas plus d’ailleurs que le ton utilisé par Minnericht.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? (Sa voix se fit plus aiguë et plus forte lorsqu’il poursuivit.) Hé, je sais bien que ce n’est pas une mère parfaite, mais je ne suis pas un gamin parfait non plus, et nous nous sommes débrouillés ensemble jusque-là. Si elle est ici, et qu’elle a des problèmes, je dois l’aider. Je dois… Je dois sortir d’ici et la trouver.
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