Christopher Priest
Le monde inverti
Où que se tourne mon regard,
Ne sont que choses étranges, pourtant rien de nouveau ;
Tout au long ce n’est qu’un infini labeur,
Un infini labeur pour tomber dans l’erreur.
Samuel Johnson
Elisabeth Khan sortit du dispensaire et referma la porte à clé. Elle remonta la rue du village jusqu’à la place, devant l’église, où les gens s’assemblaient. Tout au long du jour, un sentiment d’attente joyeuse avait flotté dans l’air à mesure qu’on amassait les matériaux du feu de joie et maintenant les enfants excités couraient dans les rues, guettant l’instant de l’embrasement.
Elisabeth se rendit d’abord à l’église, mais elle n’y trouva nulle trace du père Dos Santos.
Quelques minutes après la tombée de la nuit, un des hommes mit le feu au petit bois sec, tout à fait au-dessous du tas. Une flamme claire s’éleva aussitôt. Les enfants se mirent à sauter et danser, poussant des exclamations tandis que les branches craquaient et crachaient des étincelles.
Hommes et femmes, assis ou couchés près du feu, se repassaient des fiasques de vin du pays, sombre et corsé. Deux hommes assis un peu à l’écart des autres grattaient nonchalamment des guitares. Les accords paisibles qu’ils égrenaient n’appelaient pas à la danse ; ils n’étaient destinés qu’au pur plaisir de l’oreille.
Elisabeth prit place près des musiciens, buvant un peu de vin lorsqu’une fiasque venait à sa portée.
Plus tard, la musique devint plus forte, plus rythmée. Plusieurs femmes se mirent à chanter. Il s’agissait d’un vieil air dont les paroles, en vieux dialecte, échappaient à Elisabeth. Quelques hommes se relevèrent et dansèrent, bras dessus bras dessous, traînant les pieds ; ils étaient très ivres.
Tirée de sa position par des bras anonymes, Elisabeth s’avança et vint danser avec quelques-unes des femmes. Elles riaient fort et tentaient de lui enseigner les pas. Leurs pieds soulevaient des nuages de poussière qui dérivaient doucement dans l’air avant d’être balayés et aspirés dans le brasier. Elisabeth but encore un peu de vin, dansa avec ses compagnons.
Lorsqu’elle s’arrêta pour souffler un peu, elle prit conscience de la présence de Dos Santos. Il se tenait à quelque distance et contemplait les festivités. Elle lui adressa un geste mais n’obtint aucune réponse. Elle se demanda s’il désapprouvait tout ceci ou bien s’il était simplement trop timide pour se joindre à la fête. C’était un jeune homme réservé, un peu gauche, qui n’était pas à l’aise avec les villageois et se demandait toujours comment ils le considéraient. Comme Elisabeth, il était un étranger et un nouveau venu ; cependant, Elisabeth était persuadée qu’elle arriverait à vaincre les réticences des villageois bien avant lui. L’une des filles du village, apercevant Elisabeth un peu à l’écart, lui prit la main et l’attira de nouveau vers les danseurs.
Le feu se consumait peu à peu et la musique ralentit, elle aussi. Le halo doré des flammes vacilla jusqu’à n’être plus qu’une auréole autour du feu lui-même et les gens se rassirent, heureux, détendus et fatigués.
Elisabeth refusa la fiasque qu’on lui passait et se releva. Elle était plus ivre qu’elle ne l’avait cru et titubait un peu. Quelques villageois la rappelèrent mais elle s’éloigna et quitta le centre du village pour s’enfoncer dans la nuit de la campagne environnante. L’air semblait en suspens.
Elle marchait lentement, respirant profondément pour s’éclaircir les idées. Il y avait un chemin, dans les collines basses autour du village, qu’elle avait emprunté dans le passé. Elle s’y dirigeait maintenant, trébuchant un peu sur les inégalités du terrain. Cette terre avait probablement jadis servi de pâturage, mais il n’y avait pour ainsi dire plus d’agriculture dans le village. Rien qu’un paysage sauvage et beau, blanc-jaune et brun le jour ; maintenant sombre et baigné de fraîcheur, avec les étoiles brillant au-dessus.
Au bout d’une demi-heure, elle se sentit mieux et revint vers le village. En traversant un bosquet derrière les premières maisons, elle entendit des bruits de voix et s’arrêta pour écouter… mais elle ne pouvait saisir que les accents ; les paroles lui échappaient.
Deux hommes discutaient, mais ils n’étaient pas seuls. Par moments d’autres voix lui parvenaient, qui exprimaient sans doute un accord ou un commentaire. Rien de tout cela ne la regardait mais sa curiosité fut tout de même aiguillonnée. Il y avait comme un ton pressant dans les propos échangés, et le sentiment d’une dispute. Elle hésita quelques secondes encore puis s’éloigna.
Le feu s’était consumé et seules quelques braises rougeoyaient encore sur la place du village.
Elle regagna le dispensaire. En ouvrant la porte, elle perçut un mouvement et vit un homme près de la maison d’en face.
— Luiz ? fit-elle en le reconnaissant.
— Bonsoir, Menina Khan.
Il leva la main vers elle et pénétra dans la maison. Il portait ce qui ressemblait à un gros sac ou une serviette.
Elisabeth fronça les sourcils. Luiz n’avait pas participé aux festivités sur la place ; elle était sûre à présent d’avoir reconnu sa voix dans le bosquet. Elle attendit encore un moment sur le seuil du dispensaire puis se décida à entrer. En refermant la porte, elle entendit, bien distinct dans l’air de la nuit, un galop de chevaux dans le lointain.
J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. De l’autre côté de la porte, les membres de la guilde s’assemblaient pour la cérémonie qui ferait de moi un apprenti. Moment d’impatience et d’appréhension, concentration sur quelques minutes de toute ma vie jusqu’alors.
Mon père était membre d’une guilde et je n’avais jamais connu sa vie que d’une certaine distance – je la jugeais passionnante, chargée de sens, de cérémonial et de responsabilités. Il ne me parlait jamais de son existence ni de son travail, mais son uniforme, son allure lointaine et ses fréquentes absences de la ville sous-entendaient qu’il se consacrait à des activités de la plus haute importance.
Dans quelques minutes, la perspective d’une vie semblable s’ouvrirait devant moi. C’était un honneur et une prise de responsabilités, aussi nul jeune garçon grandi entre les murs trop étroits de la crèche ne pouvait échapper à l’émotion que suscitait cette importante étape.
La crèche même occupait un petit bâtiment, exactement au sud de la cité. Elle était presque entièrement enclose de murs : un terrier complexe de couloirs, de chambres et de salles. Impossible d’accéder au reste de la ville sinon par une unique porte, fermée en temps normal ; nous ne pouvions prendre d’exercice que dans le petit gymnase et dans la minuscule cour à ciel ouvert, entourée de hautes murailles sur les quatre côtés.
Comme les autres enfants, on m’avait confié aux bons soins des administrateurs de la crèche peu après ma naissance et je ne connaissais pas d’autre monde. Je n’avais nul souvenir de ma mère, qui avait quitté la ville peu après m’avoir donné le jour.
Si mon expérience était empreinte de monotonie, elle n’avait du moins pas été malheureuse. Je m’étais fait quelques bons amis, et l’un d’eux – un jeune garçon de quelques kilomètres plus âgé que moi, Gelman Jase – était devenu apprenti membre de la guilde peu de temps avant moi. J’étais impatient de revoir Jase. Je ne l’avais rencontré qu’une fois depuis qu’il avait atteint l’âge de la majorité, quand il était revenu pour une courte visite à la crèche, et déjà il copiait l’attitude un peu affairée des membres. Je n’avais rien appris de lui. Maintenant que j’allais à mon tour devenir apprenti, il me semblait qu’il aurait bien des choses à me raconter.
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