Zeke regretta de ne pas avoir plus de place pour reculer, mais au lieu de cela, il se risqua à poser une question.
— Vous le connaissiez plutôt bien alors, non ?
Minnericht se leva et s’éloigna lentement du lit, croisant les bras et se mettant à faire les cent pas dans l’espace réduit qui séparait la cuvette du pied du lit.
— Ta mère , dit-il, comme s’il voulait débuter une tout autre discussion.
Mais il s’arrêta là, laissant Zeke sentir avec dégoût le venin que l’homme avait mis dans ce mot.
— Elle se fait probablement du souci pour moi.
Il ne se retourna pas.
— Tu m’excuseras si je n’en ai rien à faire. Qu’elle s’inquiète ! Après ce qu’elle a fait : te cacher et m’abandonner ici, entre ces murs, comme si j’avais créé une prison pour elle, au lieu d’un palace.
Zeke se figea. Il ne bougeait déjà pas, et ne trouva rien d’autre à faire que de s’immobiliser encore davantage. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et sa gorge se resserrait à chaque seconde.
Le docteur, comme il se faisait appeler maintenant, laissa au garçon le temps de digérer l’implication de ses propos avant de se retourner. Le geste fit voler son manteau rouge derrière lui.
— Tu dois comprendre, j’ai dû faire des choix, dit-il. J’ai dû faire des compromis. Face à ces gens, face à la catastrophe et aux pertes qui ne m’étaient pas imputables, j’ai été obligé de me cacher et de récupérer à ma façon.
» Après ce qui s’est produit, poursuivit-il en modulant sa voix comme dans une symphonie de chagrin et d’histoire, je ne pouvais pas simplement me montrer et clamer mon innocence. Je ne pouvais pas sortir des décombres et dire que je n’avais rien fait de mal. Qui m’aurait écouté ? Qui m’aurait cru ? Je suis bien obligé d’avouer, jeune homme, que je n’y aurais certainement pas cru moi-même.
— Est-ce que vous essayez de me dire… Vous êtes… Le timbre doux du monologue de Minnericht s’érailla. Il dit sèchement :
— Tu es intelligent. Ou, si tu ne l’es pas, tu devrais l’être. Mais évidemment, je ne peux pas être sûr. Ta mère … (Et une fois encore, le mot fut rempli de venin lorsqu’il le prononça.) Je suppose que je ne peux pas me porter garant de sa contribution à ta nature.
— Hé ! objecta Zeke, oubliant subitement tous les conseils d’Angeline. Ne parlez pas d’elle, pas comme ça. Elle travaille dur, et elle a la vie dure, à cause de… à cause de vous, j’imagine. Il y a quelques jours, elle m’a expliqué comment la ville, les Faubourgs et les gens, là-bas, ne lui pardonneraient jamais à cause de vous .
— Eh bien, s’ils ne peuvent pas la pardonner, je ne vois pas pourquoi moi je le ferais, non ? demanda le Dr. Minnericht.
Mais devant la méfiance instinctive du jeune garçon, il ajouta :
— Il s’est passé beaucoup de choses à cette époque, et je ne m’attends pas à ce que tu les comprennes. Mais n’en parlons pas, pas encore. Pas maintenant. Pas alors que je viens de découvrir que j’ai un fils. Cela devrait plutôt être un moment de joie, non ?
Zeke peinait à retrouver son calme. Il avait connu trop de peurs et trop d’imbroglios depuis qu’il était passé sous le mur. Il ne savait pas s’il était en sécurité, mais il soupçonnait que ce n’était pas vraiment le cas… Et, à présent, son ravisseur insultait sa mère ? C’en était trop, vraiment.
C’en était tellement trop qu’il se fichait presque que ce Dr. Minnericht prétende être son père. Il ne savait pas pourquoi il avait autant de mal à le croire. Puis il se souvint de quelques mots qu’Angeline avait dits avant de partir.
Quoi qu’il affirme, quoi qu’il prétende, il n’est pas d’ici et il n’est pas l’homme qu’il dit être. Il ne révélera jamais la vérité parce qu’il vaut mieux pour lui qu’il mente.
Et si Minnericht ne mentait pas ?
Et si c’était Angeline la menteuse ? Après tout, elle pouvait dire que le docteur était un monstre et que le monde entier le craignait, mais elle avait plutôt l’air en bons termes avec ces pirates de l’air.
— Je t’ai apporté quelques petites choses, ajouta Minnericht en lui présentant un sac, que ce soit pour briser le silence de la lutte intérieure de Zeke ou pour prendre congé. Nous dînons dans une heure. Yaozu viendra te chercher et te conduira jusqu’à moi. Nous parlerons alors autant que tu voudras. Je te dirai tout ce que tu veux savoir, parce que je ne suis pas ta mère, et que je ne garde pas des secrets, comme elle. Pas envers toi et pas envers qui que ce soit.
Il fit quelques pas vers la porte et ajouta :
— Ne t’éloigne pas trop de cette chambre. Tu remarqueras que la porte est renforcée de l’intérieur. Nous avons quelques problèmes en haut. Il semblerait que quelques Pourris se promènent à proximité de notre périmètre de défense.
— Est-ce que c’est une mauvaise chose ?
— Bien sûr que c’est une mauvaise chose, mais ce n’est pas catastrophique. Il y a peu de risques qu’ils arrivent à rentrer. Mais comme on dit, prudence est mère de sûreté.
Sur ce, il quitta la pièce.
Cette fois encore, Zeke n’entendit pas de verrou. Il se rendit compte qu’en effet la porte pouvait être barrée de l’intérieur, mais il se souvint qu’il n’avait plus de masque à gaz. Quelle distance pouvait-il parcourir sans protection ?
— Pratiquement aucune, conclut-il amèrement à voix haute.
Puis il se demanda s’il était observé ou si quelqu’un l’écoutait. Par sécurité, il se tut, puis s’approcha du paquet enveloppé dans un sac en tissu. Le docteur l’avait posé à côté de la cuvette, de même qu’un bol d’eau fraîchement remplie.
Se fichant éperdument du fait que cela ne devait pas vraiment se faire, ou que ce pouvait être une démonstration ridicule de mauvaises manières, Zeke plongea la tête dans le bol et but jusqu’à ce que la porcelaine soit sèche. Il était surpris de voir à quel point il avait soif, puis il fut étonné de découvrir combien il avait faim. Le reste était tout aussi surprenant : les ballons, le crash, la gare, le docteur. Il ne savait pas trop que croire. Mais son estomac, lui, il pouvait lui faire confiance, et ce dernier disait qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours.
Mais combien, exactement ? Depuis combien de temps était-il parti ? Il avait dormi deux fois, une fois dans les décombres de la tour et une fois ici, sous la gare.
Il pensa à sa mère et à ses plans dressés minutieusement pour être sûr d’être dehors et en sécurité à la maison avant qu’elle ne soit morte d’inquiétude. Il espérait qu’elle allait bien. Il espérait qu’elle n’avait pas fait de folies, ou qu’elle ne s’en était pas rendu malade ; mais il avait nettement la sensation d’avoir fait une énorme bêtise.
Dans le sac que lui avait laissé Minnericht, il trouva un pantalon propre et une chemise, ainsi que des chaussettes qui n’avaient pas un seul trou. Il retira les vêtements sales qu’il portait et les remplaça par ceux qui étaient propres, tout neufs et doux contre sa peau. Même les chaussettes en laine étaient agréables et ne grattaient pas. La sensation au niveau des pieds fut étrange lorsqu’il enfila ses vieilles chaussures. Celles-ci savaient où les anciennes chaussettes étaient usées jusqu’à la corde et elles avaient l’habitude d’épouser les durillons de ses orteils. À présent, il n’y avait rien à frotter.
Dans un cadre au-dessus de la cuvette, Zeke trouva un miroir. Il s’en servit pour examiner la blessure douloureuse et maculée de sang sur sa tête, et pour vérifier les endroits endoloris qu’il pouvait sentir mais pas voir.
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