Parks serra les dents si fort que sa mâchoire, visible à l’extérieur du masque, sembla aussi dure que du granit.
— Ce n’est pas ma faute si les propulseurs étaient mal indiqués. Je n’ai pas heurté cette fichue tour exprès.
— Personne n’a dit que c’était ta faute, répondit Brink.
— Il vaut mieux que personne ne le dise, grogna l’homme. Zeke eut un petit rire nerveux et déclara :
— En tout cas, moi je n’ai rien dit, c’est sûr.
Tout le monde l’ignora. Les deux Indiens remontèrent à bord et se mirent immédiatement à tirer sur la porte pour la fermer. Celle-ci commença par résister, puis succomba à la puissance des quatre bras qui la tiraient pour la mettre en place. L’un d’entre eux fit tourner un volant sur la porte et le verrouilla, puis tout le monde prit position sur le pont encombré.
— Où sont ces fichus évents pour la vapeur ? demanda M. Guise en levant la main et serrant le poing.
— Essaie le panneau de gauche, lança le capitaine.
M. Guise prit place dans le fauteuil principal, pivota et se balança.
Il coinça ses pieds sous la console et essaya de se rapprocher du tableau de bord, mais son siège refusa de bouger.
Zeke recula contre le mur et s’y appuya, la main passée dans la sangle suspendue au-dessus de sa tête. Il surprit le regard d’un des frères indiens, il ne savait pas lequel, posé sur lui, alors il dit :
— Vous, heu… ne volez pas avec ce ballon depuis bien longtemps, n’est-ce pas ?
— Faites taire ce gamin, lança Parks sans se retourner. Je me fiche de savoir comment, mais faites-le taire, ou je m’en occupe.
Le capitaine regarda tour à tour l’adolescent et son second, puis fixa Zeke qui commençait déjà à balbutier :
— Je me tais ! Je me tais ! Je suis désolé, j’essayais seulement… Je voulais simplement… Je voulais juste discuter…
— Personne n’a envie de discuter avec toi, lui asséna M. Guise.
Le capitaine acquiesça.
— Contente-toi de la boucler et tout ira bien, je n’aurai rien à expliquer à cette vieille folle. Ne nous oblige pas à te jeter dehors sans filet ou sans corde, fiston. Nous le ferons si nous y sommes obligés, et je lui dirai que c’était un accident. Elle ne pourra pas prouver le contraire.
Zeke en était déjà arrivé à cette conclusion. Il se fit donc aussi petit que possible, écrasant son dos osseux contre les planches et essayant de ne pas succomber à la peur.
— Tu as compris ? demanda le capitaine en le regardant droit dans les yeux.
— Oui, monsieur, répondit-il.
Il aurait voulu demander s’il pouvait retirer son masque, mais il n’avait aucune envie de risquer de les mettre en colère. Il était persuadé que n’importe lequel des ces hommes lui aurait tiré une balle dans la tête pour un simple « bonjour ».
Les joints du masque frottaient contre sa peau et les sangles lui serraient le crâne si fort qu’il avait l’impression que sa cervelle allait lui sortir par le nez. Zeke avait envie de pleurer, mais il était trop effrayé pour oser renifler, et il se dit que c’était tout aussi bien.
M. Guise farfouilla dans une rangée de boutons, les enfonçant presque au hasard, comme s’il ne savait pas à quoi ils correspondaient.
— Il n’y a pas moyen de débloquer ces foutues attaches. Comment est-ce que nous sommes censés nous dégager de…
— Nous ne sommes pas amarrés normalement, répondit Parks. Nous sommes plaqués contre la tour. Nous sortirons pour décoincer l’engin nous-mêmes si nécessaire.
— Nous n’avons pas le temps. Où est le système de décrochage de l’ancre ? Est-ce qu’il y a des manettes, ici ? Un levier ou quelque chose ? Nous avons trouvé les crochets à déployer pour nous stabiliser, comment faisons-nous pour les rétracter et nous dégager ?
— C’est peut-être ça ? intervint Brink.
Il se pencha au-dessus de son second et tendit un bras pâle pour se saisir d’un levier et le tirer.
Le son de quelque chose qui claquait à l’extérieur soulagea tous les occupants de la cabine.
— C’était ça ? Nous sommes dégagés ? demanda M. Guise, comme si quelqu’un savait mieux que lui.
Ce fut le dirigeable qui leur répondit en se soulevant du trou qu’il avait fait dans le flanc de la tour inachevée. Il se stabilisa et se mit à gîter sur la gauche et en direction du sol. Zeke eut l’impression que le Clementine tombait plus qu’il ne s’était dégagé. Il sentit son estomac se serrer et se plaindre lorsque le ballon s’écarta du bâtiment et sembla partir en chute libre. Mais le dirigeable se redressa et les ponts inférieurs cessèrent de se balancer comme un fauteuil de grand-mère.
Zeke allait vomir.
Il pouvait sentir le goût de la bile qu’il avait ravalée après avoir assisté au meurtre du Chinois. Celle-ci remontait dans sa gorge, lui brûlant les muqueuses et l’obligeant à l’expulser.
— Je vais… dit-il.
— Dégueule dans ton masque, et c’est ce que tu respireras jusqu’à ce qu’on te dépose, prévint le capitaine. Enlève-le et tu es mort.
La gorge de Zeke émit quelques gargouillis et il eut un renvoi. Il avait dans la bouche le goût de la bile et de ce qu’il avait mangé en dernier, même s’il n’était pas capable de se souvenir de quoi il s’agissait.
— Je ne vomirai pas, dit-il pour occuper sa bouche à autre chose. Je ne vomirai pas, se répéta-t-il, espérant qu’il avait réussi à donner cette impression aux autres, ou qu’ils ne feraient pas attention à lui.
Un propulseur sur la gauche démarra et le ballon décrivit un cercle avant de se stabiliser et de prendre de la hauteur.
— Doucement , gronda le capitaine.
— Allez au diable, répondit Parks.
— Nous montons, annonça M. Guise, et nous sommes stables.
Et le capitaine ajouta :
— Et nous sortons d’ici.
— Merde, dit l’un des Indiens.
C’était le premier mot en anglais que Zeke entendait dans leur bouche, et ça n’avait pas l’air bon signe.
Il ne put s’empêcher de demander :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Bon Dieu ! jura le capitaine Brink, en regardant par la vitre à l’extrême droite. Crog et son pote nous ont trouvés. Merde, je pensais qu’il lui faudrait plus longtemps que ça. Que tout le monde s’accroche ! Tenez-vous bien ou nous sommes tous morts.
Swakhammer dirigea sa lanterne vers des caisses brisées qui avaient été empilées et abandonnées au petit bonheur la chance sur le sol. C’était apparemment le seul passage qui leur permettrait d’avancer.
— Moi d’abord, dit-il. Nous devons nous éloigner suffisamment de Chez Maynard pour éviter le gros de la troupe. Ces choses n’abandonnent pas facilement. Elles essaieront de creuser à travers le plancher jusqu’à ce que leurs mains se décrochent, et plus elles feront de bruit, plus elles en attireront d’autres.
— Loin de nous, murmura Briar.
— Espérons-le. Laissez-moi jeter un coup d’œil ici et vérifier que la voie est libre.
Il souleva une de ses grandes jambes pour la poser sur la caisse du bas, et celle-ci s’enfonça de quelques centimètres dans la boue. Une fois qu’elle ne bougea plus, il déplaça son autre pied et grimpa lentement sur la pile branlante. Des bandes de métal servant de renfort se détachèrent dans un claquement qui résonna plus fort qu’un tir de pistolet dans le tunnel silencieux.
Tout le monde sursauta, se tut et resta immobile.
Lucy demanda :
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