Zeke ne savait que penser alors qu’il suivait l’ascension rapide et agile de sa guide. Il n’y avait absolument aucune lumière en dehors de l’étrange lueur blanche de la lanterne d’Angeline, même lorsqu’ils eurent grimpé un étage ou deux et qu’il put jeter un œil à la nuit noire de l’autre côté des fenêtres. Il faisait sombre, et il était si tard qu’il allait bientôt être tôt.
— Je lui ai laissé un mot, mais… ma mère va me tuer.
Elle répondit :
— Tout dépend du timing. Le truc, c’est d’être absent suffisamment longtemps pour qu’elle ne soit plus en colère et commence à s’inquiéter… Mais il ne faut pas qu’elle s’inquiète trop, sinon elle va s’énerver à nouveau.
Zeke sourit dans son masque en la suivant.
— Vous devez avoir des enfants, vous aussi.
Elle ne lui rendit pas son sourire. Il le sut parce que son ton ne se fit pas plus léger lorsqu’elle hésita sur la marche suivante, couverte de débris, et qu’elle poursuivit son ascension en répondant :
— J’ai eu une fille. Il y a longtemps.
Il y avait dans le ton employé quelque chose qui le retint de l’interroger davantage.
Il soufflait et haletait derrière elle, étonné par son énergie et sa force. Et il avait d’autres questions en tête. Il était curieux de savoir quel âge elle avait, mais écarta cette idée et demanda plutôt :
— Pourquoi vous habillez-vous comme un homme ?
— Parce que ça me plaît.
— C’est bizarre, répondit-il.
Elle enchaîna :
— Bien. Tu peux poser l’autre question si tu veux. Je sais que ça te trotte dans la tête. Tu y penses tellement fort que je l’entends presque. C’est comme écouter les corbeaux au dehors.
Zeke ne comprenait pas ce que tout cela signifiait, mais il n’allait pas lui demander directement quand elle était venue au monde, alors il prit une voie détournée.
— Pourquoi il n’y a pas de jeunes, ici ?
— De jeunes ?
— Eh bien, Rudy était suffisamment vieux pour être mon père, au moins. Et j’ai vu quelques Chinois, mais la plupart étaient aussi âgés, voire plus. Et puis il y a… vous. Est-ce que tout le monde ici est…
— Vieux ? termina-t-elle. En tenant compte du fait que ta conception de la vieillesse et la mienne sont deux choses très différentes, ton observation est juste. Et il est évident qu’il y a une raison à cela. Elle est simple, et tu peux la trouver toi-même en cherchant un peu.
Il écarta une poutre de son chemin pour éviter de devoir passer dessous.
— Je suis un peu occupé pour réfléchir, répondit-il.
— Voyez-vous ça ! Trop occupé pour réfléchir ! C’est là qu’il faut réfléchir encore plus rapidement. Sinon, comment comptes-tu tenir ici plus longtemps qu’une puce sur un chien ?
Elle marqua une pause en arrivant à un palier et attendit qu’il arrive à sa hauteur. Elle leva la lanterne et regarda en haut et en bas, puis dit :
— J’entends les hommes là-haut, dans le dirigeable. Ils ne sont pas particulièrement sympathiques, tous autant qu’ils sont, mais je pense que ça ira pour toi. Tu réfléchiras en route, n’est-ce pas ?
— Oui, madame.
— Bien. Et maintenant, pendant que nous marchons, dis-moi pourquoi il n’y a pas de gamins comme toi ici.
— Parce que… (Il se rappela ce que Rudy avait dit sur les Chinois et le fait qu’ils n’avaient pas de femmes). Il n’y a pas de femmes ici. Et, en général, ce sont elles qui s’occupent des enfants.
Elle fit semblant de prendre la mouche et rétorqua :
— Pas de femmes ? J’en suis une, au cas où tu n’aurais pas remarqué. Il y en a ici.
— Mais je voulais dire, des femmes jeunes , balbutia-t-il avant de se rendre compte que sa formulation ne convenait pas vraiment. Je veux dire, plus jeunes que… heu… Des femmes qui peuvent avoir des enfants. Je sais qu’il n’y a pas de Chinoises. Rudy l’a dit.
— Eh bien, tu sais quoi ? Il t’a au moins dit la vérité sur quelque chose. Il avait raison, oui. Il n’y a pas de Chinoises dans la ville, ou s’il y en a, je ne les ai pas vues. Cela dit, je connais une autre femme qui vit ici. Elle tient un bar et n’a qu’un bras. Elle s’appelle Lucy O’Gunning et, manchote ou pas, elle est capable de briser des portes, des hommes et des Pourris. C’est un sacré phénomène. (Il y avait de l’admiration dans la voix d’Angeline.) Mais cela étant, je dois dire qu’elle est suffisamment vieille pour être ma fille. Et elle est également suffisamment âgée pour être ta mère, voire ta grand-mère. Alors, continue de réfléchir, mon garçon. Pourquoi n’y a-t-il pas de jeunes ici ?
— Donnez-moi un indice, demanda-t-il en grimpant derrière elle une nouvelle volée de marches encombrées et poussiéreuses.
Il ne savait pas combien d’étages ils avaient déjà passés, mais il était fatigué et n’avait pas envie de continuer. Pourtant il n’avait pas le choix. Elle ne ralentissait pas et c’était elle qui tenait la lumière, alors il suivait.
— Tu veux un indice, d’accord. Depuis combien de temps cette muraille existe-t-elle ?
— Quinze ans, répondit-il. À quelques mois près. Ma mère a dit qu’ils l’ont terminée le jour de ma naissance.
— Vraiment ?
— C’est ce qu’on m’a dit, jura-t-il.
Et il commença à faire des calculs. Il pensa à sa mère qui avait à peine vingt ans, à cette époque. S’exprimant lentement, car il luttait pour respirer à travers le masque et pour combattre la fatigue, il tenta :
— La plupart des gens qui vivent ici, ils sont là depuis tout ce temps ?
— La plupart, oui.
— Alors, s’ils étaient déjà des hommes à l’époque… et des femmes, ajouta-t-il rapidement, adultes d’une vingtaine ou une trentaine d’années… Cela veut dire qu’aujourd’hui ils ont plus de la trentaine ou de la quarantaine.
Elle s’arrêta et balaya la zone autour d’elle avec la lumière, le frappant presque en plein front.
— Voilà ! C’est bien. Tu as bien réfléchi, même si tu halètes comme un chiot. (Après une pause songeuse, elle ajouta :) J’ai entendu dire qu’il y avait quelques jeunes garçons dans Chinatown. Ils ont été ramenés par leurs pères et leurs oncles. Certains sont peut-être orphelins. Je ne sais pas. Et Minnericht, puisque c’est comme ça qu’il se fait appeler, fait venir quelques jeunes, de temps en temps. Mais tu dois comprendre que la plupart des gens qui ne sont pas là depuis toujours… n’arrivent pas à s’y habituer. Ils ne restent pas longtemps. Je ne peux pas dire que je les blâme.
— Moi non plus, répondit-il.
Il fit alors trois vœux. Le tout premier était de rentrer chez lui, si l’univers voulait bien le prendre en pitié. Il était épuisé et nauséeux à force de respirer l’air puant et filtré, et sa peau irritée tiraillait de tous les côtés. Le visage du Chinois assassiné apparaissait toujours devant lui lorsqu’il fermait les yeux, et il ne voulait pas rester à proximité de son cadavre, ni même à l’intérieur des murs de la même ville.
— Bientôt, lui promit Angeline.
— Quoi ?
— Bientôt, tu seras sorti d’ici et en route pour chez toi.
Il plissa les yeux derrière le masque et lança :
— Vous pouvez lire dans les pensées des gens ?
— Non, mais je les cerne assez bien.
Zeke entendait une rumeur, au-dessus de lui, sur la gauche. Le fracas des outils contre l’acier et les jurons des hommes agacés dans leur masque de protection. De temps en temps, le bâtiment tremblait comme s’il avait été à nouveau heurté par quelque chose et, à chacun de ces chocs, le garçon devait se tenir au mur pour ne pas perdre l’équilibre. Rudy avait raison sur deux points : il n’y avait pas de femmes dans Chinatown et il n’y avait pas de rampes dans la tour inachevée.
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