Il était toujours couché, perplexe. Il la regardait, trop hébété pour faire autre chose que répondre à une question directe.
Elle se releva et Zeke comprit alors qu’elle s’était tenue accroupie à côté de lui.
— Si tu en avais inhalé, tu ne serais pas capable de faire le malin. Alors je dirais que tout va bien, sauf si tu t’es cassé quelque chose. Je ne peux pas le voir. Tu t’es cassé quelque chose ?
— Je ne crois pas, madame.
— Madame. Tu es un petit rigolo, toi.
Ce n’était pas une question.
— Je n’essaie pas d’être rigolo, marmonna-t-il.
Il tenta de s’asseoir, mais quelque chose de large et plat l’en empêchait et, quand il plaça les doigts dessus pour la repousser, il s’aperçut qu’il s’agissait d’une porte.
— Pourquoi est-ce qu’il y a une porte sur moi ?
— Fiston, elle t’a carrément sauvé la vie. Elle t’a servie de bouclier sur toute la descente des escaliers. Ça t’a évité de te faire écraser. Ce qu’il s’est passé, vois-tu, c’est qu’un dirigeable a heurté la tour. Il s’est écrasé, on peut dire, directement sur son flanc. S’il était tombé encore plus brutalement, il aurait pu traverser les étages sécurisés, et alors tu n’aurais plus été qu’un gamin mort, il me semble.
— Je suppose que oui. Madame ? demanda-t-il.
— Arrête de m’appeler madame.
— D’accord, madame, répondit-il par habitude plus que par entêtement. Je suis désolé. Je me demandais seulement si vous étiez la princesse que nous avons rencontrée dans les tunnels. Vous êtes la princesse ?
— Appelle-moi mademoiselle Angeline. Ce sera amplement suffisant, mon garçon.
Zeke répondit :
— Mademoiselle Angeline, je m’appelle Zeke.
Il fléchit les jambes pour pouvoir repousser la porte, et il s’assit. Grâce à l’aide de la femme, il se releva ; sans elle, il serait retombé. Sa vue se brouilla et il ne vit plus rien qu’un trou noir. Des éclairs pulsaient dans son crâne au même rythme qu’une veine qui battait à sa tempe.
Il se ressaisit et pensa que ça devait faire cet effet de perdre connaissance. Puis il se dit que la princesse Angeline avait plus de force dans les bras que bien des hommes qu’il avait rencontrés.
Elle le tint, le souleva et l’appuya contre un mur.
— Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ton déserteur, déclara-t-elle. Il t’a laissé tomber aussi, j’imagine.
— Rudy, répondit Zeke. Il m’a dit qu’il n’avait pas déserté.
— Et il est menteur, avec ça ! Tiens, prends ton masque. L’air n’est pas terrible, ici. Certaines fenêtres ont été cassées à l’étage et le Fléau est en train de s’infiltrer. Te revoilà au sous-sol. C’est mieux qu’ailleurs, mais tous les joints sont flingués.
— Mon masque. Mes filtres sont bouchés.
— Non. J’ai découpé deux des miens et les ai insérés à la place des tiens. Ça tiendra encore pendant un moment, largement assez pour sortir de la ville, en tout cas.
Il rechigna :
— Je ne peux pas encore sortir. Je suis venu ici pour aller jusqu’à Denny Hill.
— Fiston, tu es loin de la colline. J’ai essayé de te prévenir, là-bas, dans les tunnels. Ce vieil Osterude ne te ramenait pas à la maison. Il te conduisait à ce vieux démon qu’ils appellent Dr. Minnericht, et Dieu seul sait ce qui te serait arrivé là-bas. Zeke, dit-elle en s’adoucissant un peu, tu as une maman à l’extérieur et, si tu ne rentres pas chez toi, elle va vraiment s’inquiéter. Ne lui fais pas ça. Ne la laisse pas croire qu’elle a perdu son enfant.
Une ombre de douleur passa sur son visage et, pendant un moment, celui-ci sembla fait de granit.
— Madame ?
Le granit s’effrita et disparut.
— Ce n’est pas bien du tout de faire ça à une mère. Il faut rentrer à la maison. Tu es déjà parti une journée complète, et il est tard, c’est bientôt le matin. Viens avec moi maintenant, d’accord ? (Elle tendit une main, qu’il prit, faute de savoir quoi faire d’autre.) Je pense que j’ai trouvé un moyen pour que tu puisses retourner rapidement dans les Faubourgs.
— Peut-être, peut-être que c’est mieux, répondit-il. Je peux toujours revenir plus tard, non ?
— Bien sûr, si tu tiens absolument à te faire tuer. J’essaie de te donner un coup de main, figure-toi.
— Je le sais et je vous en remercie, répondit-il, toujours en proie au doute. Mais je ne veux pas partir, pas encore. Pas avant d’avoir vu l’ancienne maison.
— Tu n’es pas en état pour cela, jeune homme. Pas du tout. Regarde-toi, la tête toute tourneboulée et les vêtements déchirés. Tu as déjà de la chance de ne pas être mort. Tu as de la chance que je t’aie suivi pour te tirer des griffes de ce vieux démon avec son bâton qui crache le feu.
— J’aimais bien sa canne, confia Zeke, tout en acceptant à contrecœur de remettre son masque. Elle était bien. Elle l’aidait à marcher et à se défendre aussi. Après la bataille où il a été blessé…
Elle l’interrompit :
— Osterude n’a été blessé dans aucune bataille. Il s’est enfui avant d’avoir eu le temps de se faire abattre. Il s’est fracassé la hanche en tombant ivre mort il y a quelques années. Maintenant, il prend de l’opium, du whisky et du suc-citron pour éviter de trop souffrir. N’oublie pas ce que je te dis, fiston : ce n’est pas ton ami. Ou peut-être devrais-je dire ce n’ était pas ton ami, je ne sais pas si la chute l’a tué ou non. Je n’ai pas réussi à lui mettre la main dessus.
— Est-ce que nous sommes au sous-sol ? demanda Zeke en changeant de sujet.
— Oui, je te l’ai déjà dit. Tu as glissé tout le long des escaliers, lorsque le dirigeable s’est écrasé contre la tour.
— Un ballon s’est écrasé contre la tour ? Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? s’exclama-t-il.
— Il n’a pas fait exprès, espèce d’andouille. Je ne sais pas exactement pourquoi . Brink est plutôt un bon capitaine, mais je ne reconnais pas son ballon. Il doit être neuf et peut-être qu’il n’a pas encore l’habitude de le piloter. Ils ont sans doute eu un petit accident, c’est tout. Et maintenant ils sont là-haut en train de réparer les dégâts pour pouvoir repartir.
Ses yeux s’habituaient à la lumière de la lanterne et il réalisa, avec quelques difficultés, qu’elle tenait quelque chose de plus bizarre que le modèle à huile habituel.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une lanterne.
— De quel type ?
— Du type qui ne s’éteindra pas sous la pluie, répondit-elle. Et maintenant, lève-toi, fiston. Nous allons devoir grimper quelques étages jusqu’au sommet de la tour, où est amarré le dirigeable. C’est tout un bazar, une sorte de puzzle appelé le Clementine , qui appartient à des pirates. Et, pour que ce soit clair (elle baissa la voix), quand j’ai dit que le capitaine avait un ballon neuf, je ne voulais pas dire qu’il sortait de l’usine, mais plutôt qu’il l’avait volé .
— Et vous allez me laisser avec lui ? grommela Zeke. Je n’aime pas trop l’idée que des pirates me larguent de l’autre côté du mur.
Mais elle insista.
— Ils ne te feront rien. Je les ai bien payés et ils me connaissent trop bien pour te faire du mal une fois qu’ils m’auront donné leur parole. Ils ne te réserveront pas de traitement de faveur, mais ils ne te feront rien de pire que ce que tu as déjà subi.
Tour à tour maternelle et aussi autoritaire qu’un militaire, la princesse le guida dans les décombres de la cage d’escalier et lui dit :
— Allez, viens. C’est plus dégagé en haut que ça en a l’air. Tout est tombé au fond, comme toi.
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