— C’est ça, confirma le capitaine, sans même les regarder. Et les deux que vous ne reconnaissez pas s’appellent Main-du-Ciel et Poing-d’Ours. Ils sont frères. Je les ai trouvés en Oklahoma la dernière fois que nous y sommes passés.
— Oklahoma, répéta Angeline. Êtes-vous mes frères ? leur demanda-t-elle.
Zeke fronça les sourcils.
— Vous avez des frères que vous ne connaissez pas ?
— Mais non, andouille, répondit-elle sans méchanceté. Je voulais savoir s’ils sont indiens, comme moi. Ou même de quelle tribu ils viennent.
Mais aucun des hommes ne répondit. Ils continuèrent de travailler, enfoncés jusqu’aux coudes dans le moteur en forme de chaudière qui avait noirci d’un côté et qui fumait de façon inquiétante de l’autre.
— Ils n’ont pas voulu vous manquer de respect, mademoiselle Angeline, déclara Brink. Aucun des deux ne parle anglais correctement. Je ne pense pas qu’ils comprennent le Duwamish non plus, d’ailleurs. Ça ne les empêche pas de travailler comme des mulets et de bien connaître la mécanique.
Sous les sangles de leur masque, Zeke pouvait voir leurs cheveux noirs et raides ; leurs avant-bras étaient foncés, mais ils pouvaient parfaitement avoir été noircis par la cendre ou la suie. Quoi qu’il en soit, il était facile de deviner qu’ils étaient indiens, comme mademoiselle Angeline. Aucun des deux hommes ne releva la tête. S’ils avaient conscience d’être le sujet de la discussion, ils s’en moquaient.
Zeke demanda tout bas à Angeline :
— Êtes-vous sûre de bien connaître ces hommes ?
— Nous nous connaissons tous ici, répondit-elle.
Le capitaine lança :
— Bon, nous devrions pouvoir décoller dans quelques instants.
Zeke eut l’impression que l’homme était inquiet, et ne voulait pas le montrer.
Parks, le second, regarda par la fenêtre, ou du moins essaya, mais bien entendu le ballon lui bouchait la vue. Il échangea un regard avec le capitaine, qui fit des signes pour que tout le monde se dépêche.
— On est prêt ? demanda Parks.
M. Guise, un homme bien en chair qui portait un pantalon retroussé et un maillot de corps, répondit :
— Assez pour voler, je pense. On charge, et c’est parti !
La princesse Angeline regardait la scène avec inquiétude, mais elle masqua celle-ci par de l’enthousiasme lorsqu’elle se rendit compte que Zeke l’observait et avait remarqué sa préoccupation.
— C’est l’heure, dit-elle. Ce fut un plaisir de te rencontrer, Zeke. Tu as l’air d’un gentil garçon, et j’espère que ta mère ne te donnera pas une trop grosse raclée. Rentre à la maison, maintenant, et peutêtre qu’on se reverra un jour.
Pendant un moment, il crut qu’il allait avoir droit à une embrassade, mais la princesse ne le serra pas dans ses bras. Elle se contenta de s’éloigner et repartit vers le couloir, disparaissant dans les escaliers.
Zeke se tenait gauchement au milieu de la pièce aux fenêtres brisées, balayée par le vent, éventrée par l’aéronef de guerre échoué.
L’aéronef de guerre.
Ces mots lui vinrent à l’esprit sans qu’il sache pourquoi. Le Clementine n’était qu’un simple dirigeable, un assemblage de pièces réunies pour en faire une machine capable de voler au-dessus des montagnes en transportant un chargement. Mais il se dit qu’il y avait quelque chose de plus brutal qui se dégageait de cette coque d’un noir mat.
Il demanda au capitaine, qui rangeait à la hâte ses outils dans un sac en cuir cylindrique suffisamment grand pour contenir un homme :
— Monsieur ? Où est-ce que…
— N’importe où, répondit l’homme vivement. La princesse a payé ton passage et nous n’allons pas lui faire faux bond. Elle est vieille, mais je ne me risquerai pas à l’énerver. J’aime avoir mes boyaux là où ils sont, merci bien.
— Heu… merci, monsieur. Est-ce que je vais… à l’intérieur ?
— Oui, fais donc ça. Reste près de la porte. Vu la tournure que prennent les choses, nous risquons de devoir t’expédier d’un peu plus haut que prévu.
Zeke écarquilla les yeux.
— Vous allez me… jeter hors du ballon ?
— Oh, nous t’attacherons à une corde, avant. On ne va pas te laisser t’écraser, d’accord ?
— D’accord, répondit Zeke, mais il n’avait pas l’impression que le capitaine plaisantait et la peur le saisit.
Tout comme l’inquiétude d’Angeline avait été contagieuse, l’impatience et la nervosité de l’équipage faisaient leur chemin dans la tête du garçon. Il y avait quelque chose dans leurs mouvements qui s’était accéléré depuis le départ de la vieille Indienne, donnant l’impression à Zeke qu’ils s’étaient retenus en sa présence. Ça ne lui disait rien qui vaille.
Coincée à côté du mur et maintenue assez fermement en place, une porte dans la coque avait été ouverte pour que l’équipage puisse librement aller et venir. Zeke la désigna du doigt et le capitaine acquiesça, l’encourageant à entrer.
— Mais ne touche à rien ! C’est un ordre, fiston, et si tu désobéis, il vaudrait mieux que tu apprennes à voler avant que nous repartions. Car j’omettrai la corde, promit-il.
Zeke leva les mains et dit :
— J’ai compris, j’ai compris. Je ne toucherai à rien. Je reste à l’intérieur, juste là, et…
Réalisant que personne ne l’écoutait, il s’arrêta et franchit la porte avec précautions.
L’intérieur du ballon était lugubre, froid et pas complètement sec, mais plus clair que Zeke ne s’y attendait, car il était éclairé par une ribambelle de petites lampes accrochées au mur sur des bras mobiles. L’une d’elles était brisée et les morceaux jonchaient le sol.
Il se redressa et observa la pièce d’un bout à l’autre, en veillant à ne même pas frôler les commandes complexes et les leviers suspendus. Sa mère avait une expression sur le fait d’être blanc comme neige, et il entendait la respecter à la lettre afin de ne pas s’attirer d’ennuis.
La soute à marchandise était ouverte et béante. Lorsque Zeke passa la tête à l’intérieur, il vit des caisses empilées dans les coins, ainsi que des sacs suspendus. Son copain Rector lui avait un peu expliqué comment le Fléau était ramassé pour être traité. Il pouvait donc deviner à quoi ils servaient. En revanche, les caisses ne portaient pas d’étiquettes et il n’avait donc aucune idée de ce qu’elles contenaient. En tout cas, cela signifiait que le Clementine ne transportait pas du gaz, mais autre chose.
À l’extérieur, quelqu’un laissa tomber bruyamment une clé anglaise.
Zeke recula d’un bond, comme s’il avait été attaqué, alors qu’il n’y avait personne près de lui et qu’aucun membre de l’équipage ne semblait avoir remarqué qu’il s’était éloigné de l’encadrement de la porte où il avait reçu l’ordre de rester. Il revint rapidement sur ses pas et se planta à côté de l’entrée, juste au moment où M. Guise et Parks ramenaient leurs outils. Les deux hommes ne se préoccupèrent pas de lui, mais le capitaine se renfrogna lorsqu’il essaya de les suivre :
— Tu restes là, d’accord ?
— Oui, monsieur.
— Brave petit. Il y a une sangle au-dessus de ta tête. Accroche-toi. Nous partons.
— Maintenant ? s’étonna Zeke.
M. Guise prit une veste sur le dossier d’un fauteuil et l’enfila.
— Vingt minutes plus tôt, ça aurait été mieux, mais maintenant, ça fera l’affaire.
— Mais ça aurait été mieux, ronchonna Parks. Ils seront bientôt à nos trousses.
Puis, voyant Zeke du coin de l’œil, il se tut.
— Je sais, acquiesça le capitaine, répondant ainsi à la remarque que son second avait sur le bout de la langue. Et encore, Guise nous a fait gagné quarante minutes. Mais on a complètement foutu en l’air notre heure d’avance.
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