L’assemblée réunie derrière elle approuva en chœur. Même Swakhammer marmonna un :
— Oui, madame.
— À présent, terminez votre bière, que nous passions aux choses sérieuses.
Il était encore plus compliqué d’avaler la redoutable boisson en essayant de refouler ses larmes, aussi les nouvelles gorgées ne passèrent pas aussi facilement que la première.
— Vous êtes vraiment très gentille, dit Briar.
Entre la bière et l’énorme sanglot qui lui étreignait la gorge, ses mots se perdirent dans un gargouillement confus. Elle ajouta :
— Je suis désolée, pardonnez-moi. En général, je ne suis pas si… Je suis plus… Je n’ai pas l’habitude de cela. Comme vous l’avez dit, la journée a été dure.
— Je vous ressers ?
À la surprise de Briar, sa chope était vide. C’était assez déconcertant, et elle n’aurait certainement pas dû répondre ce qu’elle répondit.
— D’accord. Mais seulement un peu. Il faut que je garde les idées claires.
— Cela vous aidera à les garder ainsi, ou du moins ça ne vous assommera pas trop, et pas trop vite. Ce qu’il vous faut, maintenant, c’est prendre un moment pour vous asseoir, parler et réfléchir. Regroupons-nous, les gars. (Elle fit signe aux occupants du bar de s’approcher et de prendre des sièges.) Je sais qu’actuellement vous pensez que vous devez sortir d’ici et vous mettre à chercher, et je ne vous blâme pas. Mais écoutez-moi, mon chou, vous avez le temps. Non, ne me regardez pas comme ça. D’une façon ou d’une autre, vous avez le temps . Laissez-moi vous demander quelque chose : est-ce qu’il a emporté un masque ?
Briar avala avec peine une nouvelle gorgée et constata que la deuxième chope de bière passait mieux. Elle laissait toujours un arrière-goût d’eau de vaisselle sur la langue, mais avec un peu d’entraînement, cela devenait plus facile à boire.
— Oui, il s’est préparé.
— D’accord. Ça veut dire qu’il peut tenir une demi-journée. Comme ça fait plus longtemps, cela signifie qu’il a trouvé un endroit pour se cacher.
— Ou alors il est déjà mort.
— Ou il est déjà mort, d’accord, concéda Lucy en grimaçant. Oui, c’est une possibilité. Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez rien pour lui pour le moment, excepté retrouver votre calme et monter une stratégie.
— Mais s’il est bloqué quelque part, s’il a besoin d’aide ? Et s’il est face à des Pourris et qu’il manque d’air ? Si…
— Voyons, ne vous laissez pas aller comme ça. Ce n’est bon ni pour lui, ni pour vous. Si vous voulez penser de cette façon, alors oui, nous le pouvons. Que faire s’il est piégé quelque part et a besoin d’aide ? Comment comptez-vous le trouver ? Que se passera-t-il si vous partez bille en tête au mauvais endroit, et que vous le laissez en rade ?
Briar grimaça en baissant la tête vers sa chope, et regretta que la femme ait autant de bon sens.
— D’accord. Alors, je commence par où ?
Si Lucy avait eu deux mains, elle aurait applaudi. Mais elle se contenta de faire claquer son poing mécanique sur le comptoir et s’écria :
— Excellente question ! Nous commençons avec vous, bien sûr. Vous avez dit qu’il est entré par les tunnels d’évacuation des eaux usées. Où allait-il ?
Elle leur parla de la maison et du désir qu’avait Zeke de prouver l’innocence de son père en trouvant une preuve de l’intervention de l’ambassadeur russe. Elle leur confia également qu’elle ne savait pas si le garçon avait une idée de l’emplacement exact de la demeure.
Même si Swakhammer avait déjà entendu cette histoire, il resta tranquillement au fond et écouta avec attention, comme s’il pouvait apprendre quelque chose en écoutant une seconde fois. Il se dressait derrière le bar, devant le miroir brisé. Il semblait d’autant plus impressionnant, alors qu’elle pouvait l’observer sous tous les angles.
Lorsque Briar eut terminé de leur raconter tout ce qu’elle savait, un silence fébrile retomba dans la salle de Chez Maynard.
Varney le brisa en déclarant :
— La maison dans laquelle vous viviez avec Blue est au sommet de la colline, n’est-ce pas ? En haut de Denny Street ?
— Oui. Si elle y est toujours.
— C’est laquelle ? demanda quelqu’un.
Briar pensa que ce devait être le dénommé Frank.
— Celle qui est couleur lavande avec des bordures crème, répondit-elle.
Celui que Swakhammer avait appelé Squiddy demanda :
— Où était son laboratoire ? À la cave ?
— Oui. Et il était immense, se rappela-t-elle. Il était presque aussi grand que la surface de la maison. Mais…
— Mais quoi ? demanda Lucy.
— Mais il a été gravement endommagé. (En dépit de la tiède torpeur dans laquelle la plongeait l’alcool, son anxiété la reprit.) Ce n’est pas un endroit sûr. Une partie des murs s’est effondrée et il y a du verre partout. On aurait dit qu’il y avait eu une explosion dans une fabrique de verres à pied, précisa-t-elle plus calmement.
Les souvenirs la submergèrent. La machine. Les ravages en bas lorsqu’elle s’y était précipitée, terrifiée, à la recherche de son mari. L’odeur de la terre mouillée et de la moisissure, le sifflement rageur de la vapeur qui s’échappait des fissures dans la carapace du Boneshaker, la puanteur de l’huile brûlante et les émanations âcres des engrenages en métal tournant à vide dans la fumée.
— Le tunnel, dit-elle à voix haute.
— Pardon ? demanda Swakhammer.
Elle répéta :
— Le tunnel. Heu… Varney, c’est bien ça ? Comment saviez-vous quelle était notre maison ?
Il expédia une boulette de tabac dans le crachoir au bout du comptoir et répondit :
— Je vivais là-bas, moi aussi. Avec mon fils, quelques rues plus loin. On blaguait sur le fait qu’elle aurait dû être peinte en bleu au lieu de ce violet.
— Est-ce que quelqu’un d’autre ici connaît la maison ? Notre adresse n’était pas un secret, mais elle n’était pas non plus connue de tous.
Comme personne ne répondait, elle conclut :
— D’accord. En gros, personne ne sait. Mais les bâtiments financiers ?
Lucy leva un sourcil.
— Les bâtiments financiers ?
— Les bâtiments financiers, les banques, oui. Tout le monde sait où ils sont, ceux-là, non ?
Swakhammer répondit :
— Bien sûr, impossible de les manquer. C’est la partie qui est sur la Troisième, là où il n’y a plus rien, juste un gros trou dans le sol. Pourquoi ? À quoi pensez-vous, mademoiselle Wilkes ?
— Je pense que c’est là que le pire a eu lieu parce que… Oh, nous savons tous pourquoi . C’était à cause du Boneshaker, même Levi l’a admis. Mais après y avoir conduit la machine, une fois que le tout s’est effondré, il est revenu à la maison. Autant que je sache, le Boneshaker y est toujours, garé dans ce qu’il reste du laboratoire. (Elle repoussa la chope presque vide et tapota du bout des doigts sur le comptoir.) Imaginons que Zeke n’arrive pas à trouver la maison parce que personne ne sait où elle est. Il sait ce qui s’est passé avec le Boneshaker. Il n’aura donc aucun mal à trouver les bâtiments financiers parce que, comme vous l’avez dit, tout le monde sait où ils sont. Et, s’il peut pénétrer dans le trou avec une lanterne… rien ne l’empêcherait de remonter jusqu’à la maison.
Lucy leva l’autre sourcil, puis les baissa tous les deux, l’air inquiet.
— Mais ma chère, ce tunnel n’a pas tenu, pas depuis tout ce temps. Il n’y a que de la poussière et des débris. Aujourd’hui, tout s’est complètement effondré. Si vous remontez la colline, vous pourrez voir des endroits où le tunnel a cédé, avalant des arbres et des murs, et parfois des pans entiers de bâtiments. Et puis, il y a eu le tremblement de terre de la nuit dernière. Non, il est impossible qu’il soit allé très loin, pas par ce passage.
Читать дальше