— Ma petite, vous avez eu une dure journée, ça se voit. Laissez-moi vous offrir un verre. Asseyez-vous et vous pourrez alors nous raconter toute l’histoire.
Elle acquiesça et ravala le sanglot qui montait dans sa gorge.
— Je ne devrais pas. Je dois continuer à le chercher.
— Bien sûr, mais laissez-nous une ou deux minutes pour vous redonner des forces et vous trouver des filtres propres. Vous pouvez tout nous raconter, et peut-être que nous pourrons vous aider. Nous allons voir. Jeremiah vous a proposé de la bière ?
— Oui, mais non. Non merci. Et j’ai déjà quelques filtres de rechange. C’est seulement que je n’ai pas eu l’occasion de les remplacer.
Lucy l’entraîna jusqu’au tabouret le plus proche et l’y installa.
Frank, Ed et Willard se rapprochèrent jusqu’à se retrouver coude à coude avec Briar et, derrière elle, elle entendit le raclement de chaises qui étaient repoussées et abandonnées. Tous les autres occupants du bar se rapprochèrent également.
Lucy se servit de son unique bras pour les tenir à l’écart, ou du moins les faire un peu reculer, puis elle passa derrière le comptoir et servit de la bière malgré le refus de la jeune femme.
— Prenez, lui dit-elle en posant une chope devant elle. Ça sent la pisse de cheval avec un brin de menthe, mais nécessité fait loi. Buvez, ma chère. Ça vous réchauffera et vous réveillera.
Varney, l’homme qui était au piano, se pencha et murmura :
— En général, elle nous dit que ça va nous faire pousser des poils sur la poitrine.
— Retourne à tes touches, vieil imbécile. Tu n’es d’aucun secours.
Lucy attrapa un torchon et essuya de la bière qui s’était renversée sur le comptoir.
Briar était intriguée par le gant que Lucy portait sur son unique main. Il était en cuir brun et remontait jusqu’au coude, où il était maintenu par une série de minuscules boucles et de sangles. Les doigts de Lucy semblaient un peu raides et avaient laissé échapper un léger cliquetis lorsqu’elle s’était emparée du torchon et l’avait secoué pour le déplier.
— Allez-y, insista-t-elle. Essayez. Ça ne vous tuera pas, c’est promis. Même si ça peut vous faire éternuer pendant une minute. Beaucoup de gens réagissent ainsi, alors ne vous étonnez pas si c’est le cas.
Ces paroles n’encouragèrent pas vraiment Briar, mais elle ne souhaitait pas se montrer impolie envers la femme au visage rond et aux boucles grisonnantes. Elle renifla la bière avant de la goûter. Il lui apparut clairement, simplement à l’odeur, qu’une malheureuse petite gorgée allait lui donner la nausée. Alors elle saisit l’anse et porta la chope à ses lèvres, se forçant à en boire autant que possible en une seule fois. Elle essaya de ne pas penser à ce que la boisson pouvait faire à son estomac.
La femme derrière le bar approuva d’un sourire et lui tapota l’épaule.
— Vous voyez ? C’est bien. Aussi horrible que ça puisse être, ça va vous aider à vous sentir mieux. Et maintenant, mon chou, racontez à la vieille Lucy ce qu’elle peut faire pour vous aider.
À nouveau, et sans le vouloir, à travers les larmes qui lui étaient montées aux yeux à cause de l’alcool, Briar regarda la main de la femme. Là où aurait dû se trouver son autre bras, la manche de sa robe avait été cousue et accrochée sur le côté.
Lucy surprit son regard et lui dit :
— Vous pouvez regarder autant que vous voulez. Tout le monde le fait. Je vous raconterai mon histoire plus tard, si vous voulez l’entendre. Mais à présent, je veux savoir ce que vous , vous faites ici.
Briar se sentait presque trop mal pour parler, et la bière lui avait noué la gorge au point qu’elle pouvait à peine émettre un son.
— Tout est ma faute, et si quelque chose d’affreux lui arrivait, ce serait aussi à cause de moi. J’ai eu tellement tort, et je ne sais pas comment faire pour corriger cela, et… et… Mais vous saignez ?
Elle releva la tête et plissa le front en considérant une goutte de liquide d’un rouge-brun huileux qui venait de s’écraser sur le bar.
— Saigner ? Oh non, mon chou. Ce n’est que de l’huile. (Elle plia les doigts et les articulations laissèrent échapper un petit claquement.) Tout ça, c’est mécanique. De temps en temps, il y a une petite fuite. Je ne voulais pas vous interrompre. Continuez. Tout est de votre faute, j’ai bien entendu… et je m’apprêtais à en débattre avec vous, mais je me suis dit que j’allais vous laisser finir.
— Mécanique ?
— Jusqu’ici, dit-elle, en indiquant un point situé quelques centimètres sous son coude. L’ensemble est fixé sur mes os. Mais vous disiez ?
— C’est stupéfiant .
— Ce n’est pas ce que vous disiez.
Briar répondit :
— Non, en effet, mais votre bras est incroyable. Et… (Elle soupira, puis avala une nouvelle gorgée de l’horrible bière. Elle frissonna de la tête aux pieds alors que le breuvage descendait dans son estomac.) Et… répéta-t-elle, j’ai dit tout ce que j’avais à dire. Vous avez déjà entendu le reste. Je veux retrouver Zeke et je ne sais même pas s’il est vivant. Et s’il ne l’est plus…
— Alors, tout est de votre faute, oui. Vous l’avez dit. Vous êtes très dure envers vous-même. Les garçons désobéissent tellement souvent à leurs parents que cela ne mérite même pas un commentaire. Et si le vôtre est talentueux au point de se rebeller avec autant de classe, alors il faut en être fière, car ce n’est pas à la portée de n’importe qui. (Elle se pencha en avant en prenant appui sur son coude, et laissa reposer le bras mécanique sur le bar.) Et maintenant, dites-moi, vous ne pensez pas vraiment, n’est-ce pas, que vous auriez pu faire quelque chose pour l’empêcher de venir ici ?
— Je ne sais pas… Probablement pas.
Quelqu’un derrière Briar lui tapota le dos. Cela la fit sursauter mais, comme il n’y avait rien de déplacé dans le geste, elle ne tenta pas de se dégager. De plus, c’était le contact humain le plus amical qu’elle ait reçu depuis des années, et cela apaisa son chagrin et sa culpabilité.
— Laissez-moi vous poser une question, alors, tenta Lucy. Que ce serait-il passé si vous aviez apporté des réponses à toutes les questions qu’il aurait pu poser ? Est-ce qu’elles lui auraient convenu ?
— Non, sans doute pas, reconnut-elle.
— Est-ce qu’il les aurait acceptées ?
— J’en doute.
La femme laissa échapper un sourire de sympathie et dit :
— Nous y voilà, non ? Un jour ou l’autre, ça aurait fini par le démanger et il serait venu de toute façon farfouiller par ici. Les garçons sont comme ça, vous savez. Ils sont aussi inefficaces et têtus que possible et, lorsqu’ils grandissent, c’est encore pire.
Briar répondit :
— Mais ce garçon-là, c’est le mien . Je l’aime, et je lui dois des explications. Mais je n’arrive même pas à le retrouver.
— Le retrouver ? Mais mon chou, vous avez à peine commencé à chercher ! Swakhammer, pendant combien de temps avez-vous traîné cette pauvre femme dans les souterrains ? demanda-t-elle en tournant la tête vers lui.
— Je l’ai conduite directement ici, mademoiselle Lucy, jura-t-il. Je l’ai prise en charge assez rapidement, et…
— Il valait mieux que vous la récupériez rapidement. Et si vous aviez conduit la fille de Maynard ailleurs, ou à qui que ce soit d’autre , déclara-t-elle en insistant d’une telle manière que Briar se sentit extraordinairement mal à l’aise, je vous aurais tellement tanné le cuir qu’il aurait brillé dans le noir. Et ne venez pas me dire qu’il vous a fallu du temps pour la reconnaître. J’ai compris qui elle était au premier coup d’œil, et vous aussi. Je me souviens de ce visage. Je me souviens de cette fille. Ça fait… ma parole, ça fait… Eh bien, ça fait longtemps, très longtemps, c’est sûr.
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