Zeke n’était toujours pas rentré et quelque chose lui disait qu’il ne comptait pas revenir à la maison cette nuit.
Elle eut ce sentiment avant même de trouver le billet qu’il avait laissé sur la table de la salle à manger, devant laquelle elle était passée sans le voir. Bref et précis, il disait : « Mon père est innocent, je peux le prouver. Je suis désolé pour tout. Je reviens dès que possible. »
Briar froissa rageusement le mot et se mit à trembler jusqu’au moment où elle poussa un cri de fureur qui terrifia certainement ses voisins, mais leur opinion lui importait si peu qu’elle recommença. Elle ne se sentit pas mieux pour autant, mais elle ne put s’empêcher de pousser un troisième hurlement perçant, puis elle attrapa la chaise la plus proche et la lança à travers la pièce sur la cheminée.
La chaise se brisa en deux contre la pierre mais, avant même qu’elle n’ait eu le temps de retomber au sol, Briar était déjà devant l’entrée de la maison et dévalait les escaliers, une lanterne à la main.
Elle attacha son chapeau et resserra son manteau tout en courant. Même si la pluie s’était presque arrêtée, le vent était toujours aussi déchaîné. Elle fonça résolument droit devant, descendit la colline jusqu’au rivage et prit le chemin du seul endroit où elle avait aisément pu retrouver Ezekiel les jours où il s’était absenté suffisamment longtemps pour qu’elle s’inquiète.
Au bord de l’eau, dans un bâtiment en brique de quatre étages qui avait été d’abord un entrepôt puis un bordel, un contingent de nonnes avait fondé un refuge pour les enfants que le Fléau avait laissés orphelins.
Les sœurs de l’orphelinat du Bon-Secours avaient élevé une génération entière de garçons et de filles qui, d’une façon ou d’une autre, avaient échappé au gaz et atteint les Faubourgs par leurs propres moyens. À présent, les plus jeunes pensionnaires des débuts étaient suffisamment âgés pour devoir bientôt se trouver un toit ailleurs ou accepter un travail au sein de l’église.
Rector « le Bousilleur » Sherman était l’un des garçons les plus âgés. Du haut de ses dix-sept ans, c’était un fournisseur connu de cette substance illégale mais très recherchée qu’était le suc-citron. Il s’agissait d’une drogue bon marché, une substance pâteuse, jaunâtre et sableuse, distillée à partir du Fléau et dont les effets étaient aussi agréables que dévastateurs. Une fois chauffé et inhalé, le suc donnait à son consommateur la sensation de planer de façon paisible et apathique, jusqu’à ce que l’usage chronique commence à le tuer… à petit feu.
Le produit ne s’attaquait pas seulement à l’esprit ; il nécrosait le corps. La gangrène s’installait et se répandait, gagnant du terrain à partir des commissures des lèvres et rongeant les joues et le nez. Les doigts et les orteils ne tardaient pas à tomber et, quelque temps plus tard, le corps pouvait entièrement se transformer en une parodie des Pourris, les morts vivants qui hantaient toujours, sans aucun doute, désespérément les quartiers emmurés.
En dépit des inconvénients évidents, la drogue était très prisée et, puisque la demande était forte, Rector se tenait toujours prêt à proposer un assortiment complet de pipes, de conseils et de succitron enveloppé dans de petits paquets en papier.
Briar avait bien essayé de tenir Zeke à l’écart du jeune homme, mais elle ne pouvait pas y faire grand-chose. Au moins, Rector ne semblait pas vouloir laisser Zeke vendre ou consommer le suc. Son fils était de toute façon plus intéressé par la camaraderie et la chance de s’intégrer à une bande de garçons qui ne lui jetteraient pas de l’encre bleue, et ne le maintiendraient pas non plus au sol pour lui écrire des choses horribles sur le visage.
Elle comprenait donc, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’elle approuvait. Cela n’impliquait d’ailleurs pas non plus qu’elle se montre indulgente avec la grande perche rousse qui répondit à ses appels impatients et retentissants.
Elle repoussa une nonne vêtue d’un lourd habit gris et accula Rector dans un coin. Celui-ci avait les yeux trop écarquillés et trop honnêtes pour être innocent.
— Toi, commença-t-elle, en pointant un doigt sous son menton. Tu sais où est mon fils et tu vas me le dire, sinon je vais t’arracher les oreilles et te les faire manger, espèce de sale petit empoisonneur.
Les mots s’étaient bousculés sans pour autant atteindre le registre du hurlement, mais chaque syllabe était aussi lourde qu’un marteau.
— Sœur Claire, pleurnicha-t-il.
Il avait reculé aussi loin que possible et ne pouvait fuir nulle part.
Briar décocha à sœur Claire un regard qui aurait fait fondre du métal, puis se tourna à nouveau vers Rector.
— Si je dois le demander une nouvelle fois, tu le regretteras pour le restant de tes jours, et peu importe si tu es amené à vivre longtemps.
— Mais je ne sais pas, je vous jure, je ne sais pas, balbutia-t-il.
— Je parie que tu peux le deviner, et que tu seras sans doute très proche de la vérité. Aide-moi, car si je n’entends pas quelques suggestions sortir de ta bouche, je vais te faire terriblement mal, et il n’y aura aucune nonne ni aucun prêtre, ni qui que ce soit d’autre portant un costume religieux, qui sera en mesure de te reconnaître une fois que j’en aurai fini avec toi. Les anges pleureront en voyant ce qu’il reste de toi. Alors maintenant, parle .
D’un regard qui trahissait sa peur, il regarda alternativement Briar, puis sœur Claire, qui restait bouche bée, et enfin un prêtre qui venait juste de pénétrer dans la pièce.
Briar se retint, juste à temps, de lui décocher un coup de poing dans le ventre.
— D’accord, d’accord.
Il ne tenait pas à parler affaire devant ses hôtes.
Elle lui prit le bras et l’entraîna à sa suite, en lançant par-dessus son épaule :
— Excusez-moi, ma sœur, mon père, mais ce jeune homme et moi avons des choses à nous dire. Tout cela ne prendra qu’un moment, je vous le promets, et je vous le rendrai avant qu’il soit pour lui l’heure d’aller dormir.
Puis, dans un souffle, alors qu’elle tirait le gamin dans la cage d’escalier, elle lui glissa :
— Et garde à l’esprit, monsieur le Bousilleur, que je n’ai rien promis quant à l’état dans lequel tu reviendras.
— Je sais, je sais, répondit-il.
Il heurta un angle et trébucha sur une marche alors que Briar le forçait à descendre.
Elle ne savait pas où elle l’emmenait, mais il faisait sombre et il n’y avait pas un chat. Seules deux lampes murales minuscules et la lanterne que tenait Briar permettaient de se déplacer dans l’escalier.
Dans la cave, il y avait un espace étroit derrière les marches.
Elle obligea Rector à s’y glisser et à lui faire face.
— Nous y voilà, lui dit-elle avec un grognement qui aurait terrorisé un ours. Personne d’autre pour entendre. Tu parles, et tu le fais vite. Je veux savoir où est allé Zeke, et ce, maintenant .
Rector frissonna et essaya de se dégager de la prise ferme qu’elle exerçait sur son mince biceps. Mais elle ne relâcha pas la pression. Au contraire, elle serra plus fort, jusqu’à ce qu’il laisse échapper un gémissement et rassemble assez de courage pour s’extirper de ses griffes.
— Tout ce qu’il veut, c’est prouver que Leviticus n’était ni un fou ni un escroc !
— Qu’est-ce qui lui permet de penser qu’il peut le faire ? Et comment a-t-il pu se lancer dans une tâche pareille ?
Le garçon répondit, avec bien plus de circonspection que ne l’exigeait l’innocence :
— Il a peut-être entendu une rumeur, quelque part.
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