Feric considéra cette évaluation de la situation. Il était à coup sûr préférable d’attendre quelques mois avant de lancer l’attaque finale sur Zind, afin de permettre aux forces de Heldon de compléter leurs effectifs. Mais, par ailleurs, l’armée avait besoin d’action immédiate.
« Waffing, pensez-vous que Zind puisse nous attaquer dans les six semaines ? s’enquit-il.
— C’est peu probable, répondit le commandant en chef. Leur système logistique est très lent. Nous serions avisés d’une attaque largement à l’avance. Actuellement, aucun préparatif n’est en cours. »
Feric se leva, sa décision prise. Il se tourna vers l’immense carte fixée au mur derrière lui, et s’adressa aux commandants.
« Avant deux semaines, Heldon se mettra en marche. Une grande colonne s’enfoncera en Borgravie, prendra Gormond et pénétrera à l’ouest en Véto-nie. Pendant ce temps, le groupe nord de nos forces pénétrera en Vétonie par Feder, et effectuera sa jonction avec l’armée du Sud à la hauteur de la capitale. Les forces combinées fonceront alors à travers Husak sur un large front, écraseront toute résistance, et repousseront les restes de l’armée husak dans les déserts occidentaux, où ils périront. Pendant que nos troupes occuperont la Borgravie, toutes les masures de Cressie, d’Arbonne et de Karmath seront détruites par l’aviation, et la vermine chassée vers les déserts du Sud. Ainsi, nous assurerons nos arrières pour l’action finale contre Zind. Si cette opération devait prendre plus d’un mois, j’en serais particulièrement déçu ! »
Les mâchoires des vieux généraux tombèrent à l’énoncé de ce plan audacieux ; Waffing, quant à lui, écrasa son poing sur la table, souriant d’aise. « Si cette opération dure plus d’un mois, Commandeur, déclara-t-il, j’exécuterai moi-même chaque officier de l’armée, après quoi je me rétrograderai au rang de simple soldat, mettrai le canon de ma mitraillette dans ma bouche, et me ferai justice pour haute trahison ! »
Feric sourit, appréciant à sa juste valeur l’humour de Waffing. Ce dernier ne put contenir plus longtemps sa bonne humeur et éclata d’un grand rire franc. Un instant plus tard, les austères généraux se joignaient à l’hilarité collective.
Pourtant, Feric réalisa que l’esprit même qui poussait Waffing à faire une promesse aussi insensée le pousserait également à en respecter tous les termes au cas inconcevable où une telle expiation s’avérait nécessaire. Quelle magnifique troupe de héros il avait l’honneur de commander !
Minuit approchant, Feric Jaggar prit place sur le siège d’observateur du tank de tête. A ses côtés, Ludolf Best occupait la place du conducteur, ses yeux brillant d’excitation et de fanatisme. Dans cette campagne, la vraie bataille serait également une bataille contre le temps, l’armée borgravienne pouvant difficilement être qualifiée d’armée de mascarade. Aussi l’avant-garde de l’armée rassemblée par Feric à la lisière sud-est de la Forêt d’Émeraude ne se composait-elle que de cent cinquante chars bourrés d’obus incendiaires et d’explosifs. Combinés avec la force dévastatrice d’une centaine de bombardiers qui avaient déjà pris l’air vers la capitale borgravienne, ils suffiraient à pulvériser en Borgravie toute résistance organisée en l’espace de quelques heures. Puis les chars, repartant vers l’est à travers le pays, seraient aussitôt remplacés par l’infanterie portée et les motards S.S., et, avant même qu’ils eussent atteint la frontière vétonienne, Remler aurait déjà lancé l’installation des camps de sélection.
Feric avait décidé de diriger lui-même le premier assaut en Borgravie et de rester à la tête des troupes helders chargées du nettoyage de ce cloaque jusqu’à ce que Gormond fût totalement rasée ; cela pour des raisons personnelles autant que pour des considérations de moral en général. Aucun spectacle ne pouvait lui procurer autant de joie que celui de la capitale borgravienne – où il avait tué sa jeunesse – totalement rasée et réduite en cendres.
Toutes les trente secondes, Best jetait un coup d’œil anxieux sur sa montre. Une fois encore il la consulta, puis, arborant le visage épanoui d’un enfant comblé, il lança le moteur du char. « C’est l’heure, Commandeur ! » dit-il.
Souriant à l’enthousiasme juvénile de Best, Feric dégaina la Grande Massue de Held, se dressa et brandit le fût de son arme au-dessus de lui à travers la trappe du tank, la pomme de la massue réfléchissant un rayon argenté de la lune. Brutalement, la nuit s’anima du tonnerre saccadé de dizaines de moteurs à essence qui démarraient en crachotant. La puissante trépidation du char de Feric fit vibrer son corps sur un rythme martial et rapide. Feric rengaina le Commandeur d’Acier, referma l’écoutille au-dessus de lui, s’attacha à son siège, brancha son laryngophone et lança enfin l’ordre tant attendu par Best et ses troupes : « En avant ! »
Broyant la terre et la végétation sous ses massives chenilles de fer, le char bondit en avant, hors de la clairière qui avait servi de point de rassemblement. Alors que Best augmentait progressivement la vitesse, Feric jeta un coup d’œil dans le périscope arrière et vit une marée solide de chars jaillir de la clairière derrière eux et s’écouler sur la route qui conduisait au gué de l’Ulm. Leur formation était d’une extrême simplicité : le char de Feric en pointe et, le suivant de très près, dix rangées de quinze chars chacune. Quant à l’infanterie motorisée et à la division motocycliste, elles ne s’ébranleraient pas avant deux heures.
À l’instigation de Bogel – et avec l’approbation totale de Feric les chars avaient été décorés pour l’occasion avec une majesté toute spéciale, leur blindage peint en noir brillant et leurs tourelles écarlates frappées de deux grandes croix gammées noires dans un cercle de blanc. En outre, un drapeau rouge à croix gammée flottait fièrement à l’extrémité de l’antenne de radio de chaque cuirassé. Le spectacle exaltant de cette formation de chars atteignant la grande plaine qui débouchait sur l’Ulm était retransmis à la télévision, non seulement à travers Heldon, mais jusqu’à Husak et en Vétonie, excellent moyen de paralyser les forces de l’adversaire par la peur justifiée de la puissante armée de Heldon. Quel magnifique tableau composait cette phalange noire et scintillante rehaussée d’écarlate et d’héroïques svastikas, et qui fonçait vers l’Ulm, faisant retentir l’air de son tonnerre mécanique à des kilomètres à la ronde, dans un grand tourbillon de poussière !
À cette longitude, l’Ulm n’était guère plus qu’un filet d’eau ; les fortifications borgraviennes sur l’autre rive ne comprenaient guère que quelques tranchées bondées de métis cachés derrière des rouleaux de barbelés. Mais, alors que les chars se ruaient dans les ténèbres vers la rivière, des éclairs trouèrent soudain la nuit à la hauteur des lignes borgraviennes, et Feric perçut le crépitement de quelques balles perdues rebondissant sans dommage sur le blindage de son char. De toute évidence, les escadres de cuirassés aériens qui avaient franchi la frontière une demi-heure auparavant avaient averti les pauvres hères du sort qui les attendait.
Feric pressa du pouce l’interrupteur du micro et ordonna simultanément à l’équipage de son char et à la formation entière : « Feu à volonté jusqu’à écrasement de toute résistance ! »
Un léger couinement se fit entendre dans le tank lorsque le canonnier ajusta le tir. Puis un grand souffle ébranla le cuirassé, et, dans la seconde qui suivit, Feric vit une lueur orangée s’épanouir dans la nuit de l’autre côté de l’Ulm. Aussitôt, le roulement assourdissant des salves successives secoua son corps à travers les parois d’acier du char, un essaim de météores siffla au-dessus de lui, et les positions borgraviennes s’épanouirent en fontaines de feu.
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