Pendant tout ce remue-ménage, Stopa était demeuré auprès de Feric et de Bogel, silencieux, les mains aux hanches dans une altitude fière, ne daignant pas se joindre aux travaux et ne buvant pas de bière avec les autres. Il se dirigea ensuite vers sa moto, l’enfourcha et mit le moteur en marche. Alors que l’engin bondissait, il se pencha et cueillit au vol une torche. Il y mit le feu avec un briquet puis, contournant à toute vitesse le cercle, il enflamma les torches les unes après les autres, jusqu’au moment où le centre du camp des Vengeurs ne fut plus qu’un cercle incandescent qui lançait des langues de flammes et des étincelles dans les profondeurs infinies de la forêt. Stopa dirigea alors son engin à l’intérieur de l’anneau de feu, droit sur la pile de bois élevée en son centre. D’un mouvement étourdissant de rapidité, il fit pivoter sa moto hurlante autour de son pied droit, repartant instantanément dans l’autre sens, tout en jetant sa torche dans le bûcher, qui s’enflamma. Puis il arrêta dans un grand crissement de freins son engin à côté du tonneau de bière, mit pied à terre, et plongea sa tête dans le liquide fermenté. Il garda la tête immergée dans la mousse un long moment, puis se releva en faisant claquer ses lèvres.
« Dans le cercle, microbes ! rugit-il. Nous allons savoir ce soir si nous avons un nouveau frère ou un cadavre ! »
Les Vengeurs se groupèrent à l’intérieur du cercle de torches, face à Stopa et au feu crépitant qui faisait rage derrière lui. Alors que Feric conduisait Bogel dans le cercle de feu, celui-ci lui fit une grimace espiègle, disant : « Bien ; je suppose que, si je dois mourir ce soir, autant que ce soit avec une auréole de gloire. Apparemment, vous partagez mes goûts. »
Feric lui assena une claque sur l’épaule alors qu’ils approchaient de Stopa ; au-delà de certaines limites, on ne pouvait nier que Seph Bogel était fait de bonne étoffe.
Stopa exhiba son immense massue et s’appuya sur elle d’un air insolent comme s’il se fût agi d’une canne. « Voilà, Feric Jaggar ! cria-t-il. Tout est très simple. Vous êtes à l’intérieur du cercle de feu et vous n’en sortirez que Vengeur ou cadavre. Si vous survivez – ce qui ne sera pas le cas –, vous deviendrez un Vengeur avec le droit de me défier en combat loyal. Tel est le jeu, moustique : on ne vous demande que de survivre à trois épreuves, l’épreuve de l’eau, l’épreuve du feu, l’épreuve du fer. Commençons tout de suite. Apportez la grande corne ! »
Un grand Vengeur à la barbe blonde, au justaucorps noir rehaussé d’un svastika cramoisi, sortit du cercle de torches. Il revint rapidement, porteur d’une corne à boire de proportions réellement héroïques. Ce récipient, entièrement ciselé, orné de têtes de cerfs, d’aigles, de svastikas et de serpents dressés, apparaissait taillé d’un seul bloc dans le même bois sombre que les autres, mais ses dimensions en étaient triples, et sa contenance de peut-être quatre ou cinq fois celle des chopes habituelles de taverne.
Stopa saisit la grande corne à boire, la plongea dans le tonneau de bière, et la ressortit pleine à déborder, ruisselante de mousse. Il l’éleva à deux mains et déclama : « Quiconque ne peut vider cette corne de bière sans reprendre son souffle n’est pas homme à devenir un Vengeur. »
Il tendit la corne à Feric, puis sortit son pistolet. Si lourde était cette corne à boire qu’il fallut à Feric ses deux mains pour la maintenir en équilibre.
« Vous la buvez cul sec, Feric Jaggar, dit Stopa, et vous subissez ensuite l’épreuve de l’eau. » Il pressa la gueule de son pistolet à la base du crâne de Feric. « Mais, si vous reprenez votre souffle avant qu’elle ne soit vide ce souffle sera votre dernier. »
Feric sourit crânement. « Je dois admettre que la route a quelque peu desséché ma gorge. Je vous remercie de votre magnanime hospitalité. »
Ayant dit, Feric vida ses poumons, aspira une profonde goulée d’air, et, portant la corne à ses lèvres, engloutit une énorme rasade de bière épaisse et forte. Sa bouche et sa gorge une fois emplies jusqu’à en étouffer, il ingurgita le liquide, immédiatement remplacé par une autre goulée. La seconde rasade suivit immédiatement la première dans le gosier de Feric pendant qu’il en ingurgitait une troisième, il établit ainsi un rythme rapide d’ingestion et de déglutition tel que la bière coulait de la corne dans sa bouche, sa gorge et son estomac en un torrent ininterrompu.
Feric avalait la bière de plus en plus vite, presque à la limite de la suffocation, car il sentait tout à la fois une douleur envahissant ses poumons et le métal froid du pistolet de Stopa appliqué sur son cou. Sa tête se mit à tourner et ses genoux parurent prêts à fléchir, tant par manque d’air que par excès de boisson. Mais il rassembla, du fond de lui-même, ses dernières réserves de volonté, et sentit alors sa puissance psychique repousser héroïquement la douleur de sa poitrine, l’engorgement de son gosier et la faiblesse de ses genoux. Il redoubla d’efforts, engloutissant des océans de bière. Après ce qui lui parut une éternité, par le bourdonnement de ses oreilles, la douleur de sa poitrine, le pistolet contre sa tête et le torrent suffocant de bière dans sa bouche et sa gorge, la corne livra enfin sa dernière goutte.
Exhalant une lourde bouffée d’air vicié, Feric fit tournoyer la corne vide dans les rangs des Vengeurs Noirs, qui poussèrent de virils rugissements d’approbation devant cet exploit, tandis que Stopa écartait son pistolet et contemplait Feric avec un respect contraint.
Feric profita de ce répit pour engouffrer de grandes goulées d’air, pendant que ses genoux retrouvaient peu à peu leur fermeté d’acier. Le grand feu de joie, derrière Stopa, projetait, comme une offrande au ciel noir, des nuages de fumée orange et des éclairs étincelants ; autour de chaque torche du cercle scintillait un halo.
« Pas mauvaise, cette bière, dit enfin Feric quand il eut repris son souffle. Peut-être aimeriez-vous y goûter ? »
Les Vengeurs poussèrent de joyeux rugissements à cette idée, et l’un d’eux jeta la grande corne à Feric, Stopa fulminant visiblement en silence. Feric plongea la corne dans le tonneau et la tendit, pleine à déborder, à Stopa.
Celui-ci l’arracha pratiquement des mains de Feric, la porta sans hésitation à ses lèvres et prit une rapide inspiration avant d’ingurgiter la bière à grands coups de gosier accompagnés de force éructations qui laissèrent couler une bonne partie du liquide sur son justaucorps et sa barbe. Sa beuverie s’acheva sur une série d’étranglements, de quintes, de haut-le-cœur inesthétiques, mais il parvint cependant à boire jusqu’à la dernière goutte.
Stopa jeta la corne, haletant dans la lueur orange comme une énorme bête de proie, les yeux flamboyant de bière et de rage, muscles bandés comme des cordes, son justaucorps de cuir noir illuminé par le feu aux endroits où la bière avait coulé.
« Nous allons bien voir ! rugit Stopa, quelque peu éméché. Vous aimez le goût de la bière, n’est-ce pas Jaggar ? Eh bien, voyons si vous aimez aussi le goût du feu ! Vous autres, aux baguettes [4] « Passez par les baguettes » ou « par les bretelles ». Punition militaire en usage au XVIII e siècle. La victime passait entre deux rangs de soldats qui frappaient chacun une fois à l’aide de la baguette du fusil.
! Amenez-lui une moto ! L’épreuve du feu ! »
Aussitôt les Vengeurs rompirent les rangs et se dirigèrent vers les torches fichées dans le sol, chaque homme déterrant sa lance de flammes. Ils se disposèrent rapidement entre deux rangées parallèles de vingt hommes chacune, formant entre elles un étroit couloir dont la largeur lorsqu’ils étendaient leurs torches à bout de bras, n’atteignait pas même un mètre. Les flammes sautillantes des torches dansaient férocement dans cet étroit passage, animant les rangs d’intermittentes langues de flammes.
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