Deux engins en forme d’araignée, un peu plus petits et d’allure moins menaçante, débouchèrent d’une rue. Sans que j’aie eu le temps de faire ouf, l’un d’eux me cira mes chaussures, l’autre me lava et me repassa mon mouchoir. Un grand camion-citerne chenillé, aux multiples clignotants, m’aspergea de parfum. Je me préparais à partir quand, dans un bruit de tonnerre, une énorme fusée toute rouillée atterrit sur la place. Des exclamations montèrent de la foule.
— C’est l’Étoile de Rêve !
— Oui, c’est elle !
— Mais bien sûr ! Il y a deux cent dix-huit ans qu’elle est partie, tout le monde l’avait oubliée, mais grâce à la contraction einsteinienne du temps, due à des vitesses inférieures à celle de la lumière, l’équipage n’a vieilli que de deux ans !
— Grâce à quoi ? Ah ! Einstein … Oui, oui, je me rappelle. J’ai vu ça à l’école, en dixième …
Un homme, borgne, manchot et unijambiste, s’extirpa à grand peine de la cabine spatiale.
— C’est la Terre ? demanda-t-il d’une voix irritée.
— Oui ! Oui ! répondit-on dans la foule. Des sourires s’épanouirent sur les visages.
— Dieu soit loué ! dit le cosmonaute. Les gens échangèrent des regards comme s’ils ne comprenaient pas ou feignaient de ne pas comprendre.
Le pilote éclopé prit une pose spectaculaire et se lança dans un discours. Il invitait toute l’humanité à s’envoler vers la planète Hoch-ni-Hoch du système de l’étoile Eoella, dans le Petit Nuage de Magellan, pour aller libérer ses frères de raison gémissant ( c’est le mot qu’il employa ) sous le joug d’un cruel dictateur cybernétique. Un rugissement étouffa sa voix. Deux fusées, Touillées elles aussi, se posèrent sur le sol. Des femmes couvertes de givre sortirent en courant du Panthéon-Refrigerator. Une bousculade s’ensuivit. Je compris que j’étais tombé dans une époque de retours et j’appuyai au plus vite sur la pédale. La ville disparut. Il ne resta que le mur derrière lequel, avec une monotonie accablante, rougeoyaient des incendies. C’était un spectacle étrange : le désert absolu et ce mur, à l’ouest. Une vive lumière jaillit enfin et je m’arrêtai immédiatement.
J’avais autour de moi un pays florissant mais vide d’habitants. Les blés ondulaient. De gras troupeaux paissaient, mais on ne voyait pas de pâtres érudits. A l’horizon, des coupoles transparentes, des viaducs, des échangeurs en spirale profilaient leurs structures argentées. Le mur était toujours là.
Quelqu’un me toucha le genou et je tressaillis. Je vis un petit garçon aux yeux brillants profondément enfoncés.
— Que veux-tu, petit ? lui demandais-je.
— Ton appareil est en panne ? dit-il d’une voix mélodieuse.
— On doit vouvoyer les grandes personnes, dis-je, très moralisateur.
Il s’étonna beaucoup puis son visage s’éclaircit.
— Ah ! oui, je me rappelle … Si mes souvenirs sont bons, tel était l’usage à l’époque de la Politesse Obligatoire. Si donc le tutoiement ne s’harmonise pas avec ton rythme affectif, je suis prêt à me satisfaire d’une tournure de phrase accordée au tien.
Je ne trouvai rien à lui répondre, alors il s’accroupit devant ma machine, l’effleura en divers endroits et prononça quelques mots que je ne compris absolument pas. C’était un brave petit gosse, très bien tenu, très bien élevé, mais il me parut vraiment sérieux pour son âge.
Il y eut un craquement assourdissant derrière le mur, nous nous retournâmes d’un même mouvement. Je vis une affreuse patte couverte d’écailles agripper de ses huit doigts la crête du mur, puis lâcher prise et disparaître.
— Écoute, petit. Qu’est-ce que c’est que ce mur ?
Il me fixa de son regard sérieux et timide.
— C’est le Mur de Fer. — Malheureusement, j’ignore l’étymologie de ces deux mots, mais je sais que ce mur sépare deux mondes : le monde de l’Imagination Humaniste et le monde de la Peur du Futur. — Il ajouta : J’ignore également l’étymologie du mot « peur ».
— C’est curieux. On ne peut pas regarder ? Qu’est-ce que c’est, ce monde de la Peur ?
— On peut naturellement. Voilà une embrasure de communication. Satisfais ta curiosité.
L’embrasure avait l’aspect d’une petite voûte, fermée par une porte blindée. Je m’approchai et soulevai le loquet en hésitant un peu. Le petit garçon me dit :
— Je dois te prévenir : s’il t’arrive quelque chose, tu devras comparaître devant le Conseil Réuni des Cent Quarante Mondes.
J’entrouvis la porte. Paf ! Boum ! Aïe ! Touc ! Touc ! Touc ! Mes cinq sens furent tous attaqués à la fois. Je vis une jolie blonde, toute nue, qui avait entre les omoplates un tatouage inconvenant. Armée de deux pistolets automatiques, elle tirait sur un vilain brun, très laid, d’où jaillissaient des éclaboussures rouges, chaque fois qu’elle le touchait. J’entendis un fracas d’explosions et des hurlements de monstres. Je sentis l’indicible puanteur que dégage la viande sans protéines pourrie. Le souffle brûlant d’une explosion atomique toute proche passa sur mon visage, je sentis sur la langue un goût répugnant de protoplasma. Je reculai et refermai si précipitamment la porte que je faillis me coincer la tête. L’air me parut doux, le monde magnifique. Le petit garçon avait disparu. Je demeurai quelque temps immobile, occupé à reprendre mes esprits, puis je me dis que le môme était peut-être allé se plaindre à son Conseil Réuni et je courus à la machine.
De nouveau, la pénombre d’un temps aspatial m’enveloppa. Je ne pouvais détacher mes yeux du Mur de Fer, j’étais dévoré de curiosité. Pour ne pas perdre de temps, je parcourus d’un trait un million d’années. Des bouquets de champignons atomiques montaient dans le ciel, de l’autre côté du mur. Je me réjouis quand la lumière jaillit de nouveau, mais quand je me fus arrêté je poussai un cri de désappointement.
L’imposant Panthéon-Refrigerator se dressait à proximité. Un stelloplane sphérique rouillé descendait du ciel. L’endroit était désert, les blés ondulaient. La sphère se posa. Le pilote en combinaison bleue en sortit ; la jeune fille en rose, couverte d’escarres, se montra sur le seuil du Panthéon. Ils se dirigèrent l’un vers l’autre et se prirent par la main. Gêné, je détournai les yeux. Le pilote bleu et la jeune fille rose commencèrent à parler.
Je descendis de ma machine pour me dégourdir les jambes et m’aperçus alors que le ciel au-dessus du mur était d’une pureté inhabituelle. On n’entendait ni bruit d’explosions ni crépitement d’armes à feu. Enhardi, je me dirigeai vers l’embrasure de communication.
De l’autre côté du mur s’étendait un champ absolument plat, coupé en deux par un profond fossé. A gauche du fossé, il n’y avait pas âme qui vive, le champ était parsemé de petites coupoles métalliques à ras du sol. A droite, au fond de l’horizon, des cavaliers caracolaient. Je vis aussi un homme en armure, à la peau sombre, assis au bord du fossé, les jambes pendantes. Une sorte de mitraillette à très gros canon pendait sur sa poitrine. L’homme mâchait lentement, crachait à tout instant et me regardait sans manifester beaucoup d’intérêt. Tout en tenant la porte, je l’observais sans oser engager la conversation. Il avait l’air vraiment bizarre. Un peu sauvage. Dieu sait qui ça pouvait être.
Il sortit une bouteille plate de son armure, la déboucha avec les dents, but au goulot, cracha dans le fossé et dit d’une voix enrouée :
— Hello ! You from that side ?
— Oui, répondis-je. C’est-à-dire, yes.
— And how is it gowing on out side ?
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