— Au contraire, ce sont d’excellents pare-feu, à condition que les foyers d’incendie ne soient pas disséminés à l’intérieur du domaine, et même dans la maison, comme ce fut sans doute le cas cette fois-ci. Persun étouffa une exclamation. Là, regarde !
Partant de Opal Hill pour rejoindre la grande forêt en ligne droite, on discernait une large bande de steppe piétinée, dévastée comme si des milliers d’Hipparions étaient passés par là.
— Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Sebastien.
— Rien de bon, j’en ai peur. Ils prépareraient une invasion de la Zone Franche que cela ne m’étonnerait pas. Sais-tu ce que cela signifie ?
— Pauvre Eugénie. Crois-tu…
Persun acquiesça sans mot dire.
— Que faire ?
— Rien, aussi longtemps que l’incendie n’aura pas décru. Nous reviendrons demain, nous chercherons partout. Peut-être a-t-elle trouvé refuge dans une galerie souterraine. Pourvu qu’elle ne soit pas morte brûlée vive !
Persun pouvait être rassuré sur ce point. Eugénie n’avait pas été dévorée par les flammes ; les chiens lui avaient réservé un autre sort.
La Zone Franche était en ébullition. Les capacités d’accueil du Faubourg et de ses dépendances permettaient largement l’absorption de la population entière d’un village, même accompagnée de son bétail. On installa les gens dans les quartiers d’hiver, et les bêtes dans les vastes granges. Quant aux réserves de vivres, elles permettraient de soutenir un siège de longue durée.
En dépit de cette aisance matérielle, l’humeur était à la morosité, voire à l’inquiétude, chez les mieux informés. Plus encore que l’incendie de Opal Hill, l’existence d’une piste géante, foulée par des milliers d’Hipparions, alimentait les plus sombres conjectures. L’entrée de la grande forêt avait été interdite aux monstres, de toute éternité, et cependant, les engrenages de la peur s’enclenchaient.
Parmi la population de la Zone, qui tirait l’essentiel de ses revenus de commerces plus ou moins illicites avec les équipages des vaisseaux et les passagers en transit, le moral était au plus bas. Ducky Johns et Saint Teresa avaient les nerfs solides, ils n’en étaient pas moins sensibles au malaise général. Ils se donnèrent rendez-vous à l’extrémité de la Rue-Sans-Joie, et de là longèrent le boulevard périphérique.
— Cet incendie ne rime à rien, grommela Saint Teresa. Les lampes du spatioport allumaient des reflets d’acier sur son crâne lisse. Ses grandes mains rapaces, vives à se fermer, vives à s’ouvrir, s’agitaient en permanence. Si encore il s’était trouvé quelqu’un dans la maison…
— La créature de l’ambassadeur est portée disparue, lui rappela Ducky. Tu n’ignores pas qu’il en a tué quatre ?
— Comment l’ignorer ? On n’a parlé que de cela ! C’est un événement exceptionnel, sans précédent.
— Pas tout à fait. Il y a de cela bien longtemps, Darenfeld avait blessé l’un d’eux, peu avant l’incendie de son domaine.
— J’avais toujours entendu dire que le sinistre avait été provoqué par un orage de chaleur.
— C’est la version donnée par les bon. Elle n’a pas convaincu tout le monde. Dans le Chronicle du Faubourg, on ne s’y est pas trompé. Ce sont des Hipparions pris de folie qui ont allumé l’incendie.
Ducky regarda son compagnon et lui trouva une bouche serrée. Il est plus contrarié qu’il ne veut bien l’admettre, songea-t-elle.
— Après tout, que nous importe le sort des aristocrates, répliqua Saint Teresa avec une belle désinvolture. Si demain ils étaient massacrés jusqu’au dernier cela ne modifierait pas le volume de nos affaires, ni dans un sens, ni dans l’autre.
— En effet, le problème n’est pas là. Ce qui m’inquiète, vois-tu, ce sont les rumeurs de plus en plus persistantes concernant l’épidémie.
— Ne nous plaignons pas, elle ne semble pas vouloir venir jusqu’ici.
— N’est-ce pas étrange, justement ? Il circule tant de bruits que l’on ne peut s’empêcher de tirer certaines conclusions. Asmir Tanlig et Sebastien Mecano se sont montrés fort curieux ces derniers temps. Ils posaient invariablement les mêmes questions, avez-vous eu des malades, ou des décès, quelles sortes de maladies… Tous deux ont été engagés par Roderigo Yrarier, tu ne l’ignores pas. Pourquoi l’envoyé du Saint-Siège s’intéresserait-il de si près à la santé des habitants de la Prairie ? J’ai fait part de mes inquiétudes à Roald Few. Il a mené sa petite enquête. Il semble que l’épidémie se propage à travers le système. La propagande du Hiérarque ne pourra longtemps accréditer la thèse du complot.
— Où veux-tu en venir, Ducky ?
— À ceci : si l’épidémie extermine les populations des autres mondes, l’activité de notre spatioport va se réduire comme peau de chagrin. De quoi vivrons-nous, toi et moi ? Pour ne rien dire de la solitude dans laquelle nous nous trouverons, seuls rescapés d’un fléau qui aura fait un sort au reste de l’humanité. En vérité, nous serons bien seuls pour affronter une horde d’Hipparions assoiffés de vengeance.
— Il leur est impossible de traverser la forêt.
— Espérons-le. En admettant que nous n’ayons rien à craindre d’eux, nous imagines-tu, seuls dans tout l’univers, bouclés sur notre minuscule territoire ? Plus j’y songe, plus je me sens devenir claustrophobe.
Ils avaient atteint la piste du spatioport. Deux vaisseaux se profilaient dans la pénombre bleue, une élégante corvette, et le Star-Lily, un volumineux cargo battant pavillon de Semling. Un mouvement furtif attira leur attention.
Ducky toucha vivement le bras de son compagnon.
— Quelle discrétion ! Qui cela peut-il être ?
— À cette heure-ci, les employés du spatioport ont quitté le travail depuis longtemps ; quant aux touristes et membres du personnel navigant, ils prennent du bon temps dans ton établissement ou dans le mien. Je parierais plutôt pour un clandestin qui tente de se faufiler dans les soutes du Star-Lily entre deux rondes de vigilants.
— Fais vite, tâche de l’attraper.
Conseil superflu, déjà Saint Teresa filait en étoile sur ses jambes interminables. Ducky se transporta malaisément à sa suite, trottant menu, haletant au bout de quelques mètres. L’ombre avait escamoté le grand flandrin, son crâne et ses doigts de vampire. Il n’y eut aucun bruit, mais quand il réapparut, il tenait coincée sous son bras une prise gigotante.
À peine Ducky Johns eut-elle vu de qui il s’agissait qu’elle laissa échapper un cri. Elle était belle, et jeune, et muette, le visage inexpressif, exactement comme l’autre. Presque dévêtue. Une nouvelle Janetta bon Maukerden.
— Qu’en penses-tu ? demanda Saint Teresa.
— Elle voulait s’embarquer en douce, comme tu l’avais dit. Mais que tient-elle, serré dans son poing ?
On ouvrit de force la main de la prisonnière.
— Un cadavre de chauve-souris ! s’exclama Ducky Johns. En voilà une idée. Je te présente Diamante bon Damfels, ajouta-t-elle après un silence. Disparue depuis le printemps dernier. Pourquoi faut-il que ces petites égarées croisent toujours mon chemin ? Ne commettons pas d’erreur, cette fois-ci. Teresa, mets-lui quelque chose sur le dos et conduis-la directement chez Roald Few, sans oublier ce curieux souvenir qu’elle a rapporté des ténèbres. De mon côté, je bats le rappel de nos amis, Jandra, Jelly et les autres. Tous ceux qui voient plus loin que le bout de leur nez.
Dans la cité forestière, traversée de guirlandes de sphères éblouissantes, la nuit n’était qu’une douce variation de la lumière. Certaines des habitations donnant sur l’esplanade abritaient moins de fantômes que d’autres. C’était là que les visiteurs avaient élu domicile. Quand tout le monde fut installé, on retourna sur la place afin de piller les provisions. Rillibee avait apporté d’étranges fruits que tout le monde trouva excellents. L’espace de quelques instants, d’invisibles présences avaient évolué au milieu d’eux. Ils n’auraient su dire à quel moment les renards étaient partis. Ils avaient conscience d’être à nouveau seuls.
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