Cette fois, Roderigo Yrarier se fit escorter en nombre : Sebastien, Asmir et Persun Pollut se virent tous trois priés d’être du voyage. En son for intérieur, l’ambassadeur déplorait de ne pouvoir se faire accompagner d’une suite plus impressionnante, composée de solides gaillards au sang bleu, armés jusqu’aux dents. Il fallait se faire une raison, ses assistants, tous roturiers, n’étaient pas des athlètes ; quant aux armes, elles semblaient inconnues sur la Prairie, à l’exception des harpons servant à porter le coup mortel aux renards. Engin au demeurant peu maniable s’il devait être amené à livrer bataille. Se voyant seul, abandonné des siens, coupable jusqu’à un certain point, il étouffait d’une abominable colère intérieure à laquelle il se raccrochait de peur de la perdre et de ne plus trouver que désespoir et immobilité.
Il se vêtit avec le plus grand soin, conscient du tort que l’odieuse culotte de clown et les bottes à la poulaine faisaient à sa silhouette. Il était en train de nouer sa lavallière noire quand une voix charmante se fit entendre depuis le seuil de la chambre. L’espace d’une seconde, de manière absurde, il eut la certitude que Marjorie était de retour. Un regard oblique dans le fond du miroir fit surgir Eugénie, belle et grave dans l’encadrement de la porte. Cette apparition inopinée lui fit l’effet d’une intrusion insupportable. Il dirigea contre elle le plus fort de sa colère.
— Que viens-tu faire ici ? Qui t’a donné la permission ?
Elle demeurait devant la chambre, sans entrer. Il lui vint un sourire contraint, qui n’atteignait pas ses yeux.
— Marjorie étant absente, j’ai pensé que tu ne serais pas mécontent que je vienne à ton secours…
— Crois-tu que j’aie besoin du concours de ma femme pour m’habiller ? Si quelque chose ne va pas, je sonne mon valet de chambre.
— As-tu des nouvelles de Stella ?
— Ni de Stella, ni de personne. Tu n’as rien à faire ici, Eugénie, je croyais te l’avoir fait comprendre.
— Je sais. Une expression étrange se peignit sur le visage de la jeune femme. Ses yeux se durcirent, son petit menton se crispa. Cette transformation semblait devoir préluder à un flot de larmes. Elle se contint. Je n’ai rien à faire nulle part, murmura-t-elle.
Il haussa le ton.
— Va dans la Zone Franche, prends une chambre à l’hôtel, amuse-toi ! Pour l’amour du ciel, ne m’encombre pas de tes problèmes en ce moment. Je n’ai pas un instant à te consacrer.
Elle le dévisagea en se mordant la lèvre, les yeux secs. Cette fin de non-recevoir décochée avec une impeccable méchanceté la laissait anéantie, mais son étourdissement fut de courte durée. Elle tourna les talons. Rigo la suivit des yeux, surpris de trouver dans cette volte-face austère, dans la ligne hautaine du menton, les attitudes familières de Marjorie lorsqu’il l’avait profondément offensée. Était-ce de sa part la conséquence d’une maladresse insigne, d’un égoïsme forcené ? Ces femmes si différentes, qui lui étaient toutes deux si nécessaires, communiaient à présent dans une même aversion à son égard.
Il sortit de la maison en tempête, gagna l’aire de décollage où il dut patienter tandis que ses trois compagnons conféraient pour savoir lequel d’entre eux resterait à Opal Hill afin de se mettre à la disposition de la « demoiselle », si l’envie prenait à celle-ci de se faire conduire dans la Zone Franche. Rigo gardait un silence gêné, hostile. Les femmes ! Avec quelle constance elles contrariaient ses projets !
— La steppe ne leur convient pas, murmura Persun comme s’il lisait dans ses pensées. Elles s’y ennuient à périr.
Rigo ne tenait pas à mettre à profit la philosophie de son secrétaire pour approfondir ou corriger sa connaissance des femmes. Au fond, ce sujet l’avait toujours effrayé et déconcerté. Il ne comprenait rien aux femmes, il ne savait pas s’y prendre. Ses relations avec Marjorie resteraient son échec le plus retentissant. Était-il imaginable qu’elle prit l’initiative de façon aussi audacieuse, à l’instigation de ces deux moines, certainement, entraînant le Père James (son propre neveu !) dans cette échappée séditieuse ? Sur Terre, au moins, elle se satisfaisait de ses rôles d’épouse et de mère, tout en occupant ses loisirs à des activités charitables qui ne tiraient pas à conséquence et ne risquaient jamais de porter préjudice à la réputation de son époux.
Une fois de plus, ses pensées se fourvoyaient dans une mauvaise direction. Rigo le sentit et revint à ses préoccupations antérieures, les armes, plus précisément, le fait qu’il n’en eût jamais vu en possession des villageois ou des aristocrates, alors que les vigilants du spatioport, pour d’évidentes raisons de sécurité, devaient être équipés au minimum de casse-pattes ou de matraques électriques. Dans l’hypothèse, très démoralisante compte tenu des circonstances, où il aurait sous-estimé les capacités de riposte des bon, il était trop tard pour se renseigner, en posant à Persun Pollut des questions trop précises à ce sujet, par exemple.
Le voyage fut silencieux. Le domaine des Laupmon se trouvait à moins d’une heure de vol, en allant vers l’est. Rigo se demandait à part lui quelle tactique il devrait adopter avec le patriarche du clan, le vieux Lancel, rigoureux entre tous. Il hésitait entre l’intimidation et la manière douce.
— Pollut, que puis-je attendre de ces gens ? demanda-t-il tout à coup. Un seul d’entre eux voudra-t-il m’aider à retrouver ma fille ?
Le secrétaire lui jeta un regard incertain. Voyant l’expression angoissée de son visage, il fut tenté de tergiverser. Lady Westriding n’aurait pas apprécié cette hypocrisie de dernière minute, dictée par un sentiment de compassion. Du reste, ce n’était pas un service à rendre à l’ambassadeur que d’entretenir de vaines illusions.
— Les aristocrates sont vos ennemis jurés, dit-il. N’espérez rien de ce côté-là.
Rigo se détourna, afin que l’autre ne pût déchiffrer dans ses yeux la peur et la confusion.
— Marjorie avait raison, murmura-t-il.
— Nous avons tenté de vous mettre en garde, Messire. Tout le mal vient des Hipparions, Lady Westriding ne s’y était pas trompée.
— Est-il vrai qu’ils exercent un pouvoir télépathique sur les êtres humains et s’en font obéir ?
— Pardonnez-moi une question aussi directe, Messire. Avez-vous une autre explication ?
— Nous arrivons, annonça Sebastien. Tous les invités sont rassemblés autour de l’aire d’atterrissage. Quelle foule ! Ce comité d’accueil ne me dit rien qui vaille.
Rigo regarda par la vitre avec une anxieuse curiosité. Que de visages levés vers lui ! Depuis combien de temps l’attendaient-ils ainsi ? Des Hipparions, une douzaine d’entre eux, montaient la garde près du mur d’enceinte. Tous, sauf un, portaient un cavalier. Il aurait été bien facile de donner à Sebastien l’ordre de faire demi-tour ; sans doute aurait-il été obéi avec soulagement et Persun n’aurait élevé aucune protestation contre une décision qu’il aurait interprétée comme une preuve non de lâcheté, mais de simple bon sens. Rigo ne put s’y résoudre.
— Ce rassemblement me paraît de mauvais augure, à moi aussi, mais je veux en avoir le cœur net.
Le moteur n’était pas encore coupé qu’il ouvrait la porte. Aussitôt, Jerril bon Haunser se détacha de l’assistance. Il s’avança, le visage inexorablement clos.
— Messire ambassadeur, vous avez devant vous le porte-parole du patriarche Stavenger bon Damfels. Je vous transmets le défi dans les termes qui sont les siens. La putain, entendez votre épouse, a enlevé son fils cadet, Sylvan. Il en demande réparation par un combat singulier. Si vous ne relevez pas ce défi, vous serez piétiné à mort.
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