Il lui sembla qu’une tête démesurée se tournait dans sa direction. Elle tressaillit.
— Je vois. Mon Dieu…
Sylvan lui toucha vivement le bras.
— Marjorie ?
— Sa voix me parvient… Sylvan, ne l’entendez-vous pas ?
Il secoua la tête. Son regard scruta devant lui cette portion de l’espace que le renard semblait occuper.
— Je n’entends rien.
— Vous chassez depuis trop longtemps, dit Mainoa. Les Hipparions vous ont rendu sourd.
— Que percevez-vous exactement ? Prononce-t-il de vraies paroles ?
Rillibee haussa les épaules.
— Pas exactement. Il nous transmet des images, des sensations, quelques mots.
Il se leva. Depuis qu’il avait découvert la grande forêt, Rillibee était saturé de prodiges. Même le fabuleux renard et ses prouesses télépathiques ne parvenaient pas à l’impressionner. On aurait bien pu ameuter tous les diables et les anges sans que cela fît sur lui plus d’impression qu’une éclipse de lune. Les arbres suffisaient à son émerveillement. Tout autant que Marjorie, il était surtout pressé de retrouver Stella.
— Vous a-t-il donné des nouvelles de votre fille ? demanda Sylvan.
— Ils sont partis à sa recherche… enfin, d’autres renards. Ils me préviendront, sitôt qu’ils l’auront retrouvée.
— En contrepartie de leur aide, ils ont une foule de questions à nous poser. Ils désirent aussi verser dans nos esprits l’immense savoir dont ils sont les dépositaires.
Mainoa se recroquevillait dans une amertume incompréhensible… Autant il avait longtemps souhaité cet échange comme la consécration de ses espoirs, de ses recherches, de sa vie même, autant il appréhendait maintenant cet examen, et les révélations qui allaient leur être faites.
— Si cela ne vous dérange pas, je préfère m’en aller, dit Rillibee. Je retourne auprès des chevaux, je les dessellerai.
— Je vous accompagne, annonça Sylvan. Ici, je ne puis être d’aucune utilité.
Parmi ceux qui restaient, il ne s’en trouva pas un pour remarquer leur absence.
Des fenêtres de cette chambre, située au dernier étage de Klive, la vue portait loin. Shevlok bon Damfels, cependant, ne s’intéressait guère au paysage, et même lui tournait le dos. Appuyé contre le mur, il dégustait à petites gorgées un grand cru importé de Shafne tout en considérant, le regard perdu, la jeune fille endormie au milieu d’un grand désordre de draps et d’oreillers. Dans quelle solitude il se trouvait ! Comme tout était froid et hostile autour de lui !
La petite avait réagi comme il convenait à ses caresses ; son corps, tout au moins. Pour le reste, il était aussi excitant de coucher avec elle qu’avec un mannequin de cire. Ou une morte, songea sombrement Shevlok. Elle gardait les yeux ouverts et rien ne pouvait secouer sa terrible inertie. Il aurait dû avoir horreur de lui-même et pitié d’elle. Il n’éprouvait aucune émotion.
Une fois, une seule, il avait cru discerner dans ses yeux un trouble infime, comme le symptôme d’une lointaine reconnaissance. L’étincelle s’était éteinte aussitôt. À nouveau, il avait dû supporter ses prunelles d’aveugle, leur vide et leur fixité.
Des coups furent frappés contre la porte, le visiteur entra sans y avoir été invité. D’un seul regard furibond, Amethyste enveloppa la scène : la blanche jeune fille dormant d’un sommeil de pierre, le lit bouleversé, les bouteilles vides, l’ivresse naissante de son frère.
— L’enlèvement de Janetta, en pleine nuit, c’était donc toi ?
Shevlok fit de la tête un mouvement d’acquiescement, puis de dénégation, et pour finir battit l’air de sa main dans un geste d’incertitude que sa sœur interpréta justement. S’il n’avait agi lui-même, du moins avait-il commandité cet exploit.
— C’est insensé ! Sa pauvre mère se morfond depuis lors. Aujourd’hui même, tu vas ramener cette malheureuse au village de Maukerden, après avoir prévenu les siens. Quelqu’un ira la chercher.
— Il vaudrait mille fois mieux qu’elle fût morte, articula son frère d’une voix étonnamment claire.
— Comment peux-tu proférer de telles horreurs ? Vaudrait-il mieux que Dimity fût morte, elle aussi ?
Il opina, l’air mauvais. Un frémissement parcourut son visage, une barrière parut s’abattre. Il fondit en larmes, se maîtrisa aussitôt. Sa sœur l’observait avec répugnance.
— Les salauds, les salauds… l’entendit-elle murmurer.
— Salaud toi-même ! cria-t-elle. Tu es du nombre, Shevlok. As-tu jamais élevé un murmure de protestation ? Toi, notre père, l’Oncle Figor, vous faites tous partie de la même engeance maudite. Vous saviez ce que faisaient les Hipparions, cela ne vous a pas empêchés de nous imposer votre volonté. La Chasse, toujours la Chasse !
Le regard de Shevlok se retrancha derrière l’opacité de l’ivresse. Il tituba, soudain dégoûtant de faiblesse et de crétinisme.
— Personne ne m’a jamais dit ce que faisaient les Hipparions. Pouvais-je deviner…
— Ne fais pas l’innocent ! Croyais-tu qu’ils enlevaient les jeunes filles pour leur offrir de longues vacances ? Tu es ignoble !
— Est-ce ma faute… est-ce ma faute ? balbutia-t-il.
— Si ta chère fiancée ne s’était pas trouvée parmi les victimes, tout aurait pour toi continué comme si de rien n’était. Tu aurais épousé Janetta et de votre union seraient nés de parfaits petits chasseurs. Tes filles auraient été escamotées à ton nez, à ta barbe, tes fils auraient perdu qui un bras, qui une jambe, mais aucun de ces regrettables incidents n’aurait modifié ton comportement. Pour t’ouvrir les yeux, il fallait que ce fût Janetta.
— Comment le sais-tu ? Peut-être me serais-je révolté, après tout !
— As-tu l’intention de participer à la Chasse des bon Laupmon ?
Shevlok haussa les épaules.
— Sans doute.
Amethyste le dévisagea, frappée de colère et de consternation.
— Qu’est-ce que je disais ? Tu sais ce qu’il en est et tu persistes ! Elle se passa la main sur le visage, montra le lit. Que devient ton incomparable fiancée dans tes projets ?
— Elle se porte bien, tu le vois. Chaque jour, une fille du village vient passer plusieurs heures auprès d’elle. Elle prend soin de son hygiène et de sa nourriture. Elle est aussi chargée de la distraire en jouant avec elle, comme avec une enfant.
— Cette Chasse fournira à notre père l’occasion de s’absenter.
Shevlok observa sa sœur avec plus d’attention qu’il ne l’avait jamais fait jusqu’à présent. Au fond, il avait de l’affection pour elle et pour Émeraude, et même pour Sylvan, malgré la préférence marquée que lui manifestait leur mère.
— Tu étais venue me demander un service, pourquoi ne pas le dire franchement ? Tu as besoin d’un aéronef pour transporter Emmy dans la Zone Franche. Comment va-t-elle ?
— Aussi mal que possible, compte tenu du traitement que lui a infligé notre père avant qu’on ne l’arrache de ses griffes. Elle devrait s’en remettre, à condition que je trouve le moyen de l’emmener loin d’ici.
— Très bien. Je te donne ma bénédiction.
— Voilà quelque chose dont je me passerais. Donne plutôt les ordres nécessaires. As-tu oublié que les domestiques ont reçu l’interdiction formelle de m’obéir ? Tu n’étais pas touché par la consigne.
— J’en parlerai au vieux Murfon. Dès que papa et les autres seront partis, prenez la route du village. Un aéronef vous attendra. Soyez discrètes, surtout, que personne ne vous voie.
— Que tu le veuilles ou non, Janetta vient avec nous.
Shevlok tourna vivement la tête vers le mur.
— Qu’elle s’en aille, fit-il d’une bouche tremblante, ou je serais capable de la tuer de mes mains !
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