— C’est en songeant à l’un et à l’autre que j’ai décidé de partir avec vous. Quand Flumzee et ses compagnons auront fait ce que j’attends d’eux, toi et moi nous mènerons à bien le travail auquel tu fais allusion.
— Moi ? gémit Shoethai. Moi !
— Parfaitement, toi. Je t’ai pris une soutane de rechange, c’est bien suffisant. Fuasoi se tourna vers les acrobates. Frère Flumzee, on m’a dit que vous étiez capable de piloter cet engin ?
Beaupré faisait de gros efforts pour garder son sérieux. Il hocha la tête avec conviction.
— Je suis un excellent pilote, Vénérable.
— Connaissez-vous votre destination ?
— Shoethai nous a transmis vos instructions. Aller jusqu’au Breuil des Darenfeld, un bois situé à l’est de Klive. À partir de là, nous devons chercher la piste laissée dans l’herbe par les fugitifs. J’ai emporté une carte.
— Parfait. Tâchez de vous montrer à la hauteur. Je prends la cabine du fond avec Shoethai.
Celui-ci était tombé en transe, comme il lui arrivait parfois. L’ayant saisi par le col de son vêtement, Fuasoi le poussa sans ménagement à l’intérieur. Il entra à son tour et ferma la porte. Les autres s’empilèrent à l’avant. Beaupré s’installa aux commandes avec l’autorité que conférait une imagination apte à remplacer l’expérience qu’il n’avait pas. Le décollage s’effectua en douceur. Moins d’une minute plus tard, ils survolaient les flèches de leur belle cité végétale. L’aéronef décrivit une grande boucle et mit le cap sur le nord.
— Pouvons-nous parler librement, sans qu’ils nous entendent ? demanda frère Niayop, dit Petit Mât, désignant l’arrière d’un mouvement de tête.
— Le ronflement du moteur couvrira nos voix, de toute façon, le rassura Beaupré.
Pour sa part, il n’avait pas envie de parler. Dans le but de l’amadouer, ou de rendre l’aventure plus affriolante, Shoethai avait laissé entendre qu’il pourrait bien y avoir une femme ou deux au sein du groupe qu’ils étaient chargés de retrouver. À cette pensée s’enracinait en lui une sourde excitation. Avant d’être enrôlé dans les rangs des acolytes, Beaupré avait une fiancée, avec laquelle il passait les moments les plus doux. Ces souvenirs restaient gravés dans sa mémoire.
Les ratés du moteur l’arrachèrent à ces agréables réminiscences. Le pilote parcourut le tableau de bord d’un regard affolé et sentit le froid de la peur. Le moteur venait d’être révisé, le cloporte s’en était chargé lui-même.
D’autres hoquets se firent entendre, suivis d’un long sifflement.
— Accrochez-vous ! cria Beaupré. Préparez-vous au pire !
L’aéronef piqua du nez, puis se redressa. Il amorça une nouvelle descente suivant une trajectoire longue et prit de la vitesse. Le moteur pouvait expirer à tout moment et ce déclin vertigineux, au mépris de toutes les règles de sécurité, valait mieux qu’une mortelle spirale en chute libre. L’appareil décrocha soudain, puis son moteur éructa, retrouva un semblant de vie. Il franchit le dernier kilomètre en vol plané, glissa sur l’aile le long d’un plan d’herbes coriaces qui se couchèrent en crépitant, s’arrêta dans une embardée à soulever le cœur. Tout le monde fut précipité contre la porte. Celle-ci s’ouvrit sous la poussée, ils dégringolèrent les uns sur les autres.
— J’ai la lèvre fendue, se plaignit Petit Mât.
— Tu parles d’une chance, geignit Zigomar, au bord des larmes. Moi, c’est le nez. Que vais-je devenir ? Je perds des litres de sang.
— Bon Dieu, que j’ai mal ! s’exclama Fildefer. Je me suis mordu la langue.
— Bouclez-la, tous autant que vous êtes, ordonna Beaupré. Au cas où les Hipparions, à des lieues à la ronde, ne sauraient pas que nous sommes ici, auriez-vous l’intention de battre le rappel, avec vos lamentations ?
Il s’efforça d’ouvrir la porte de la cabine arrière. Fuasoi l’avait verrouillée de l’intérieur, ou la poignée s’était coincée. Il tambourina, assez fort pour réveiller ceux qui devaient être évanouis à l’intérieur, estima-t-il, sans alerter les rôdeurs.
— Vénérable ! Debout, là-dedans !
Pas de réponse.
Sans plus insister, Beaupré alla chercher son sac dans la cabine avant.
— Prenez vos affaires. On lève le camp ! Direction, la grande forêt.
— Es-tu devenu fou ? se récria Guibolles. C’est plein de marécages et de saletés, là-bas. Les hommes qui entrent dans ce cloaque ont toutes les chances de ne jamais en ressortir.
— Je ne sais qu’une chose : pour une raison ou pour une autre, l’accès en est interdit aux Hipparions. Libre à vous de moisir ici, dans l’espoir de pouvoir réparer le moteur de cette casserole, si vous vivez assez longtemps pour essayer. Je vous tire ma révérence. Qui m’aime me suive !
Il s’éloigna, allongeant le pas entre les herbes qu’il écartait de ses grands bras. Peu après, il entendit la petite troupe cheminer derrière lui, bruit inégal et laborieux, trahissant une peine excessive, ou une mauvaise volonté flagrante.
Une pénombre glauque s’insinua dans la conscience de Shoethai. La douleur reprit possession de son bras. Ils avaient été projetés contre la porte dont la barre de fermeture s’était bloquée. Shoethai avait reçu le choc le plus violent. La vitre révélait un grand fouillis d’herbes brisées sous un ciel taciturne. Le crépuscule se faisait lentement nuit.
Sans trop de douceur, il repoussa Fuasoi qui pesait toujours de tout son poids contre lui. Il l’adossa contre la cloison. Les paupières du Vénérable tressaillirent ; il ouvrit des yeux troubles.
— Que s’est-il passé ?
— L’aéronef… Nous avons eu un petit accident.
Prenant appui sur ses mains, Fuasoi se redressa tant bien que mal. Il poussa un léger soupir, discrète manifestation de contrariété ou de souffrance d’un homme sachant contrôler ses réactions.
— J’aurais dû me méfier… Tu as saboté le moteur !
— Pouvais-je prévoir que nous serions à bord, vous et moi ?
— Ainsi, je ne me trompe pas. Cette catastrophe, c’est vraiment ton œuvre ?
Shoethai fit le gros dos et prit son air de chien battu. L’ironie de la situation ne pouvait échapper longtemps au Vénérable. Il partit d’un grand rire.
— À mon avis, tu peux dire adieu à tes chances de résurrection, dit-il. Le Très-Haut ne te pardonnera jamais d’avoir si sottement agi.
Shoethai bondit sur lui, toutes griffes dehors. Fuasoi lui décocha un coup de pied ; le cloporte hurla et recula dans un coin où il se tassa, ruminant sa haine des acrobates, du Vénérable et du Très-Haut. Sans plus s’occuper de lui, Fuasoi prit sa mallette, perdit un peu de temps à lutter contre la barre de fermeture qui céda brutalement. La porte s’ouvrit à la volée, le Vénérable bascula cul par-dessus tête.
Il n’avait pas lâché sa mallette. Quelque peu étourdi, il prit le temps de la réflexion. Qu’allait-il faire de ces germes infectieux qu’il s’était proposé de répandre dans le Faubourg, où se trouvait en permanence la plus grande concentration d’êtres humains ? Il ne lui restait plus qu’à les semer aux quatre vents. L’intervention divine ferait le reste.
Il portait une lourde part de responsabilité dans la tournure incertaine que prenaient les événements. Comment avait-il pu faire confiance à Shoethai ? Après avoir sorti le paquet de la mallette, il ouvrit son canif et pratiqua une incision dans le plastique de l’emballage. Shoethai était descendu de l’aéronef et surveillait du regard ses moindres gestes. Tout à coup, il vit le chien, et la terreur lui coupa le souffle.
L’animal, d’une taille colossale, s’était approché sans aucun bruit. Il se tenait à dix pas de Fuasoi dont il observait le manège avec autant d’attention que l’avait fait Shoethai. Le Vénérable eut l’intuition du danger et ne bougea plus. Il leva lentement les yeux, jusqu’au moment où ceux-ci se trouvèrent fixés sur le rictus sardonique du monstre. Dans un mouvement impulsif, il lança sur lui ce qu’il avait entre les mains, le paquet contenant le virus mortel. Le contenu s’éparpilla, un nuage de poussière noire enveloppa le chien. Fuasoi avait battu en retraite ; il s’efforçait de réintégrer l’aéronef.
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