Tony les héla, encore invisible dans le labyrinthe des allées lumineuses. Quand il apparut, suivi du Père James, Marjorie devina que Lui , le Premier, était avec eux.
— Je ne vois rien encore, mais ils ramènent le renard, dit-elle à Sylvan.
— Il s’efforce de me transmettre quelque chose ! cria Tony. Ils ont retrouvé Stella, je crois bien, je n’en suis pas sûr. Où est donc frère Mainoa ?
Les deux moines avaient tout entendu et s’étaient levés sur-le-champ. Rillibee s’était précipité hors du bungalow, avide d’avoir des nouvelles de la jeune fille au nom éblouissant. Mainoa sortit plus posément et s’avança en clignant des yeux, la main tendue telle une antenne en direction du renard, pour capter l’afflux de sensations et d’images.
— Votre fils a raison. Ils savent où se trouve Stella, ils l’ont vue…
— Mon Dieu. Marjorie retint son souffle. Est-elle en vie ?
— Elle dort. À moins qu’elle ne soit évanouie. Tout était paisible autour d’elle, aussi ne l’ont-ils pas dérangée.
— Il n’y a pas un instant à perdre, allons la rejoindre. Est-ce loin ? Pouvons-nous faire le trajet à pied ?
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, les renards se proposent de vous transporter là-bas.
— Que deviendront les chevaux ? Jamais je ne les abandonnerai.
— Vous aurez l’occasion de revenir, ne vous inquiétez pas. Du reste… Mainoa fit la grimace et porta la main à son flanc, comme traversé par une vive douleur. J’attendrai ici votre retour. Vous n’aurez pas besoin de moi, vous le constaterez.
Le Père James l’observait avec inquiétude.
— Je vous tiendrai compagnie. Bonne chance, Marjorie. Stella est sauve, c’est le principal. Revenez-nous vite.
Les autres, pleins d’appréhension, se hissèrent sur ces montures déconcertantes dont ils entrevoyaient seulement la taille et la conformation. Le voyage fut beaucoup plus bref et confortable qu’ils n’avaient craint. La forêt, étincelante de mystères, défilait à toute vitesse. Ils atteignirent un vaste étang au bord duquel les attendaient d’autres renards dont ils discernèrent la présence toute spirituelle. Ils traversèrent, jusqu’à l’endroit de la rive opposée où l’eau s’écoulait en cascadant par une sorte de déversoir, formant un petit torrent, l’unique cours d’eau de la Prairie. Stella dormait, recroquevillée sur l’herbe de la berge, pieds nus, à demi dévêtue. Elle avait son pouce dans la bouche, comme un petit enfant.
Marjorie s’agenouilla auprès d’elle et voulut l’enlacer. Elle ne l’avait pas encore touchée que la jeune fille s’éveillait en sursaut. Une expression d’épouvante lui tordit le visage.
— Je suis Stella Yrarier, Stella, Stella, Stella ! hurla-t-elle en se débattant pour échapper aux mille mains de l’invisible.
Saisie par cette violence inattendue, Marjorie recula. Rillibee s’approcha à son tour ; insensible aux coups qui pleuvaient aveuglément, à force de paroles apaisantes et de patience, il parvint à juguler ces manifestations d’hystérie. Blottie dans ses bras, la jeune fille respirait à coups précipités. Tony voulut l’embrasser : les cris recommencèrent. Même le contact de la main de Sylvan lui était odieux. Sa mère ne pouvait seulement faire un geste dans sa direction sans provoquer les plus terribles réactions, peur, honte, souffrance.
Il fallait se rendre à l’évidence. Rillibee était toléré en sa qualité de parfait étranger. Marjorie s’éloigna de quelques pas, partagée entre le soulagement d’avoir retrouvé sa fille en bonne santé physique et le désespoir d’être devenue pour elle un objet de répulsion. Sylvan lui toucha l’épaule, avec beaucoup de retenue.
— Cela passera, dit-il. Préféreriez-vous la voir prostrée, insensible à tout, comme l’est encore Janetta ?
Elle le remercia d’un regard et fit volte-face, montrant aux autres un visage plus serein.
— Les renards, je l’espère, voudront bien vous conduire jusqu’aux abords de la Zone Franche. Stella doit être hospitalisée au plus vite. Rillibee, je vous la confie. Tony, tu t’occuperas des formalités. Quant à vous, Sylvan…
— Je reste avec vous, déclara-t-il sur un ton de grande fermeté.
— Il n’en est pas question. Sans doute profiterez-vous de votre passage à l’hôpital pour rendre visite à votre mère. Vous lui transmettrez mon affectueux souvenir.
Tony semblait plongé dans un abîme d’irrésolution.
— Maman, il me répugne de t’abandonner en pleine nuit, dans cette forêt. Que feras-tu ?
— Il ne m’arrivera rien. D’ailleurs, je ne suis pas seule. Stella est sauve, c’est un grand bonheur, mais cela ne change rien à la tragédie qui nous menace tous. Je n’ai pas l’intention de m’avouer vaincue, Tony.
— Dès que Stella est en de bonnes mains, je reviens.
— Quelqu’un devra rester auprès d’elle, toi ou Rillibee. Si tu peux joindre Opal Hill, n’oublie pas de prévenir ton père.
Les renards se rassemblèrent autour d’eux, formes accroupies, à demi estompées, à demi surgissantes dans l’obscure lumière. Les hommes furent soulevés de terre, installés à califourchon sur d’extraordinaires étendues de fourrure insaisissable. La clairière s’était emplie d’un incessant ronronnement. Marjorie les regarda s’éloigner, puis une volonté beaucoup plus forte que la sienne lui intima l’ordre de se hisser sur un vaste dos. Lui, le Premier , sa monture particulière. Elle obéit et posa bientôt la joue contre son épaule avec un sentiment de malaise dont elle se libéra en versant force larmes. Une petite voix lui tinta aux oreilles. En voilà assez ! Reprends-toi. On dirait tout à fait ma mère, songea-t-elle, ou plutôt mon père, quand je n’étais encore qu’une adolescente capricieuse.
Son rire. Il accueillait cette comparaison inattendue avec un humour qu’il voulait bien lui communiquer. Sous elle, le dos musculeux tanguait et roulait. Lui, un mâle, évidemment. Marjorie n’avait pas le moindre doute à ce sujet, Lui, le Premier, sexe masculin.
Confirmation amusée. Interrogation. « Lui ? » « Le Premier ? » Ces noms, imaginés par frère Mainoa, ne ressemblaient guère à celui qu’il portait parmi les siens. Une explosion de couleurs symbolisa dans l’esprit de Marjorie sa véritable identité. Des images se succédèrent, Mainoa, sa belle tunique verte tendue sur son ventre rebondi, marchant avec solennité au milieu d’un aréopage de grandes silhouettes iridescentes. Les renards font escorte au juste, songea-t-elle. Longue vie au frère Mainoa !
Une autre vision lui montra Marjorie, non point la Marjorie de tous les jours, mais l’autre, son double sublimé, le plus fort, le meilleur d’elle-même, en train de danser parmi les renards, êtres sans forme définie, sans limites, et cependant si différents les uns des autres ! Puissantes individualités prises dans l’histoire collective de l’espèce. Les silhouettes dansaient par couples et se mêlaient comme les thèmes d’un récit. Marjorie dansait avec Lui.
Toi. Marjorie. Sexe féminin. Galbes. Pleins et déliés. Mouvements. Couleurs. Effluves.
Attention, danger. Tiens-toi sur tes gardes. Réflexe d’honnête femme. Fallait-il en rire ? Elle n’avait pas de secret pour Lui.
Les muscles tanguaient et roulaient. Ils explorent, songea-t-elle, aussi précis qu’une main. Danger. Redoutables prodiges. Que pouvait-elle contre sa puissance ? Il était plus facile, et beaucoup plus agréable de s’abandonner, comme elle le faisait parfois avec Don Quijote, en lui laissant la bride sur le cou. La révélation vint, l’espace de quelques secondes aveuglantes. Elle vit ce qui allait arriver et fut prise de vertige. Un être humain pouvait être foudroyé pour moins que cela. Tout son corps se déroba.
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