— J’y arriverai, dit-il. Sylvan a raison, nous y sommes presque.
L’ascension fut interminable, effrayante. Arrivés au sommet de la colline, ils virent deux grands murs aveugles, de part et d’autre d’une porte vitrée. Quelqu’un les aperçut. Peu après deux infirmiers sortaient en courant, roulant devant eux une civière. Rillibee se laissa dessaisir de son bien sans protester. Il prit même appui sur l’épaule de l’un des hommes pour franchir les derniers mètres.
— Qui est-ce ? s’enquit la préposée aux inscriptions.
— Stella Yrarier, ma sœur, dit Tony.
— Yrarier ? Le nom provoqua un petit mouvement de surprise. Nous soignons déjà votre père.
— Mon père est à l’hôpital ? s’écria Tony. Est-il blessé ? Est-il malade ?
— Le Docteur Bergrem répondra à toutes vos questions. Vous la trouverez dans son bureau, la deuxième porte à gauche.
Quelques instants plus tard, Tony était au chevet de son père. La batterie de machines vrombissantes lui donna beaucoup à penser, mais le visage du patient était paisible. Il semblait dormir.
Sans mot dire, le jeune homme interrogea Lees Bergrem du regard.
— Il n’a rien de grave, et c’est une chance. Nous ne sommes pas équipés pour cloner les bras ou les jambes. Tony avait pâli, elle fronça les sourcils. Il est presque guéri, vous dis-je. La petite lésion cérébrale est en bonne voie de cicatrisation ; le tissu nerveux des jambes a souffert, pour ne rien dire des innombrables plaies et contusions, rien dont nous ne puissions venir à bout. Dans quelques jours, nous lui rendons la liberté.
— Vous lui avez administré un sédatif, murmura Tony.
— L’ordinateur se charge de le maintenir dans un état de somnolence satisfaisant pour lui-même et pour son entourage. Votre père est très irritable.
L’euphémisme fit sourire Tony.
— Le cas de votre sœur est bien différent. Les perturbations que vous avez pu observer dans son comportement sont le résultat d’une neutralisation partielle de certaines facultés mentales. Elle s’est trouvée en contact avec des Hipparions.
— Comment le savez-vous ?
— Les troubles de la personnalité sont fréquents chez les aristocrates qui affluent à l’hôpital au printemps et à l’automne, quand la chasse est ouverte. Sous prétexte d’éprouver leurs réflexes, je les soumets à un examen cérébral. Ils souffrent d’étranges altérations auxquelles je me garde bien de remédier. D’ailleurs, ils n’y tiennent pas. On dirait presque que ces dérèglements leur sont nécessaires.
— Nous tenons à ce que Stella retrouve toute sa lucidité.
— Je m’en doute. Nous ferons de notre mieux, dans la limite de nos compétences et du matériel dont nous disposons. Ce n’est qu’un petit hôpital de province.
— Devrions-nous l’envoyer ailleurs ?
Le Docteur Bergrem le dévisagea avec plus de lassitude que de reproche.
— Pensez-vous vraiment rendre un service à votre sœur en l’envoyant sur une autre planète ?
— Vous faites allusion à l’épidémie. Bien sûr, vous êtes médecin, vous savez donc. Où a-t-elle pris naissance, à votre avis ? A-t-elle atteint la Prairie ?
— Aucun cas n’est encore apparu, que je sache. Pourquoi ne pas avoir pris contact avec moi ? Aviez-vous une si piètre opinion du personnel de cet hôpital que vous le jugiez indigne d’être mis dans la confidence ? Pour ne citer que moi, je suis diplômée en biologie moléculaire et en virologie ; j’ai étudié l’immunologie au cours d’un long séjour sur la Pénitentiaire.
— Notre mission devait être maintenue secrète pour une excellente raison, fit-il à mi-voix. Savez-vous ce qui arriverait si les Rafalés apprenaient que la Prairie n’est pas contaminée ? Ils s’empresseraient de venir ici avec une provision de germes.
Tristement, le Docteur Bergrem lui rit au nez.
— Pauvre secret que le vôtre ! Tout le système est au courant !
Lees Bergrem avait raison. Tout le monde savait qu’une épidémie semait la mort parmi les autres planètes du système. La Prairie était épargnée, mais les spéculations allaient bon train au sujet d’une éventuelle action clandestine des Rafalés. L’inexplicable immunité dont on jouissait ici soulevait bien des interrogations auxquelles le médecin-chef fut sommé de répondre.
Que savait-elle ? Peu de chose. Quelques voyageurs s’étaient présentés à l’hôpital, exhibant de vilaines ulcérations grisâtres et se plaignant de malaises. Ces différents symptômes avaient disparu lorsqu’ils repartaient, quinze jours plus tard. On avait même vu un passager, si gravement atteint qu’il avait dû être mis en quarantaine à bord du vaisseau, se rétablir de lui-même pendant l’escale de la Prairie, sans le secours d’aucun traitement, alors qu’il n’avait même pas été autorisé à descendre.
— Il ressort de ces précisions que notre planète est non seulement épargnée, mais « intouchable », fit observer Roald Few. En quoi consiste cette barrière protectrice, en avez-vous la moindre idée ?
Tony était intervenu d’une voix fébrile.
— Vous n’y êtes pas du tout. La clé du problème, c’est que l’épidémie a pris naissance sur la Prairie. Les renards l’affirment, ils sont bien placés pour le savoir.
Personne n’était disposé à accueillir sans un profond scepticisme cette déclaration extraordinaire. Ce fut un tollé, les questions fusèrent. Rillibee vint au secours de Tony. Ils s’installèrent en face de Roald Few et d’Alverd Bee, le maire récemment élu du Faubourg, et racontèrent tout depuis le début.
L’émotion fut à son comble lorsque Ducky Johns et Saint Teresa firent leur entrée, porteurs de la nouvelle la plus incroyable : ils avaient surpris Diamante bon Damfels alors que, nue comme la vérité sortant de son puits, elle se faufilait dans les soutes du Star-Lily. Cette seconde « ressuscitée » se trouvait dans le même état d’hébétude que l’autre. On l’avait installée dans une chambre voisine de celles qu’occupaient sa mère et ses sœurs.
Sylvan avait à peine entendu ces mots qu’il s’éclipsait, suivi par les regards de commisération des faubouriens. Pourquoi cet aristocrate les encombrait-il de sa présence ? Tout accablé de malheur qu’il fût, ils avaient bien l’intention de le traiter comme la cinquième route du carrosse.
— Comment Diamante a-t-elle pu atteindre la Zone Franche ? s’interrogea Tony à haute voix. Elle ne saurait se déplacer d’arbre en arbre, comme Rillibee ici présent, acrobate remarquable. Peut-être les renards l’ont-ils amenée, mais je n’y crois guère, ils nous auraient prévenus. Par conséquent, il doit exister une voie d’accès…
— Dont nous n’avons jamais soupçonné l’existence, acheva Teresa. Quelle horreur, si cela était ! Nous serions à la merci d’une invasion.
Sylvan réapparut, la mine décomposée. Dimity se portait comme un charme ; elle avait perdu l’esprit et refusait de reconnaître son frère. Quant à Émeraude, pâle convalescente absorbée dans sa méditation, elle l’avait à peine regardé. Il avait eu une brève conversation avec Amethyste. Elle n’avait pas l’intention de jamais remettre les pieds à Klive, pas plus que Rowena. Les Hipparions avaient tué Stavenger et quelques autres. Cette nouvelle le laissa de glace. Il en conçut un peu d’inquiétude ; son insensibilité n’avait-elle pas quelque chose de monstrueux ? Elle lui semblait plus difficile à admettre que la disparition de son père.
Comme il se frayait un passage à travers la cohue massée dans le hall de l’hôpital, la voix de Rillibee lui parvint. Le jeune moine était en train de décrire à Alverd Bee les efforts de Mainoa pour décrypter le langage des Arbai. Roald Few l’écoutait avec avidité.
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