— Vous dites que les ordinateurs de Semling ont déjà traduit plusieurs ouvrages ? s’écria-t-il. Voilà qui est magnifique ! Je ne saurais vous dire combien je suis impatient de pouvoir me pencher sur ces textes.
— Seriez-vous linguiste ? lui demanda Sylvan, surpris.
— Je n’en fais pas profession, si c’est ce que vous voulez dire, murmura Roald Few sans même tourner la tête vers lui, comme s’il répondait à une question posée par Rillibee. La linguistique n’est pour moi qu’un merveilleux passe-temps. J’ai quelques accointances parmi les spécialistes de Semling. Savez-vous qui a supervisé la traduction ?
Ainsi éconduit, Sylvan s’assit à l’écart et se perdit dans les tristes réflexions que lui inspiraient sa solitude et sa nouvelle condition de déclassé. Tony et Rillibee avaient eu la maladresse, ou la malveillance, de révéler qu’il ne pouvait communiquer avec les renards en raison de sa longue fréquentation des Hipparions. Cette infirmité avait accru le dédain des roturiers à son égard. On le prit pour un sourd, et pour ce qu’il avait d’intéressant à dire, on le considéra comme un muet. Sylvan était mortifié. La condescendance lui aurait paru fondée de la part de personnes cultivées, comme l’était Lees Bergrem, par exemple ; il en ressentait cruellement les effets du fait qu’elle lui était infligée par des gens de peu, des artisans qui se piquaient de culture, de simples dilettantes tel ce vieux bonhomme arrogant, linguiste à ses moments perdus. Il gagna le fond désert du hall et se mit à faire les cent pas. Lui, si peu porté sur la consommation d’alcool, avait besoin d’un remontant. S’il osait, il ferait un saut à l’hôtel.
Rillibee prenait congé.
— Je n’ai plus rien à faire ici, annonça-t-il à la surprise générale. Je retourne dans la forêt.
Il contourna le bâtiment et dévala la colline à toutes jambes, enchanté à l’idée de retrouver la forêt et les arbres.
Après son départ, il fut à nouveau question de Dimity.
— Ne trouvez-vous pas étrange que dans son hébétude, cette jeune fille ait tenté de quitter la planète clandestinement ? demanda Lees Bergrem. Détail à peine moins saugrenu, cette chauve-souris morte à laquelle elle se cramponnait. S’il s’agit d’un message, qui en est l’expéditeur, à qui est-il destiné, comment faut-il l’interpréter ?
— Ce sont les Hipparions, dit tranquillement Sylvan. Les cadavres de chauves-souris jonchent l’entrée de leurs cavernes. Entre eux, ils aiment à se décocher des ruades pour se lancer ces débris friables à la tête les uns des autres.
Aussitôt, les regards convergèrent sur lui. Le muet était capable de proférer des paroles sensées. Encouragé, il poursuivit :
— Il s’agit moins d’un jeu que d’une démonstration de mépris. Elle acquiert parfois la force d’un rituel. Les chauves-souris mortes sont les outrages dont on accable l’adversaire vaincu au terme d’un combat singulier, par exemple.
Lees Bergrem opina.
— C’est bien possible, en effet, et cela concorde avec le peu que nous savons des mœurs des Hipparions. Leur vie est ponctuée de pratiques réglées qui ont un caractère sacré, ou symbolique. Malheureusement, ces précisions ne nous avancent guère.
En fin de matinée, Mainoa, Marjorie et le Père James se retrouvèrent sur l’esplanade. Le vieil homme avait enfin pris le temps d’étudier le rapport de Semling. Tandis que le prêtre essayait de soutenir une conversation avec les renards qui voulaient bien se prêter à ce jeu, Marjorie s’était promenée à travers la cité.
Si, de son côté, elle n’avait pas tenté de communiquer avec Lui, la grande présence s’était manifestée de temps à autre par un contact très léger, de subtils frôlements tout remplis de souvenirs, d’insinuations et de présages. Grâce à ces colloques silencieux elle avait appris, par bribes, pas mal de choses.
— C’est au moyen d’ellipses géantes, semblables à celles que nous avons vues, l’une sur la place de votre cité, l’autre en arrivant sur cette île, que les Arbai voyageaient dans l’espace, annonça-t-elle à ses compagnons, fière de son nouveau savoir.
— Ce sont les machines que les archéologues ont longtemps cherchées, approuva Mainoa. De mon côté, j’ai pris connaissance de la traduction d’un volume manuscrit que j’avais découvert il y a bien longtemps dans une maison particulière. Ce texte me semble révélateur du terrible malentendu qui obscurcissait les rapports entre les Arbai et les Hipparions. Ce n’est rien de moins qu’une sorte de journal, dans lequel l’auteur relate les leçons d’écriture qu’il donnait à un Hipparion. Celui-ci se montrait un élève peu doué, difficile. Un jour que la séance se passait encore plus mal que d’habitude, l’Hipparion fut saisi d’une rage meurtrière. Elle fit deux victimes innocentes, deux Arbai qui avaient le malheur de se trouver à proximité. Quand cet étrange élève se fut calmé, le professeur tenta de lui expliquer qu’il venait de commettre un acte inqualifiable. Il avait ôté la vie à deux individus qui ne lui avaient fait aucun mal, et du même coup précipité leurs familles dans le malheur.
— Tant de dignité… soupira Marjorie. On ne saurait être plus naïf ! Comment s’étonner, après cela, que les renards proposent des Arbai une représentation idéalisée ? Ils nous les montrent toujours sous l’apparence d’êtres magnifiques, nimbés de lumière à la manière de nos anges.
Mainoa branla du chef ; il avait eu, maintes fois, la même vision. Dans l’esprit des renards, les Arbai, peuple martyre, occupait la plus haute place, sur un magnifique piédestal.
— Mais pourquoi se refusaient-ils à considérer les Hipparions comme des êtres malfaisants ? demanda le Père James.
— Par fidélité envers leurs principes, expliqua Mainoa. Le mal était pour eux incompatible avec l’intelligence. À leurs yeux, les Hipparions étaient trop évolués pour succomber à ce travers. Ils leur avaient appris à écrire, vaille que vaille ; ils espéraient pouvoir les détourner des agissements sanglants dans lesquels ils se fourvoyaient en leur inculquant de solides règles morales.
— Si encore ils s’étaient fourvoyés ! s’exclama Marjorie. Malheureusement, les Hipparions se complaisent dans la violence. Elle les transporte de joie.
— Comment concevoir qu’une nature aussi perverse puisse être le propre d’une espèce entière, et non de quelques individus ? murmura le prêtre.
— Elle a raison, dit Mainoa. Savez-vous ce que disent les empreintes retrouvées sur le sol de la caverne ? Les motifs représentent plusieurs mots Arbai, combinés de façon très explicite. L’un d’eux désigne la mort ; l’autre l’étranger, l’intrus ; le troisième correspond à l’idée de jouissance. Lorsqu’ils dansent, les Hipparions ne font rien d’autre que marteler le plaisir qui les porte à tuer.
Le Père James semblait effrayé.
— Ils s’arrogent le droit de faire disparaître tous ceux dont l’existence porte ombrage à leur orgueil ?
— Mon Père, dans votre vertueuse indignation, vous faites peu de cas des pages les plus sombres de notre propre histoire, riposta Marjorie sur un ton d’amertume. Les hommes ont-ils reculé devant les génocides ? Ont-ils hésité à perpétrer massacres, extermination ? Quant aux espèces animales, nous devons à la mémoire des baleines, des éléphants, des ours et de tant d’autres, de ne pas oublier à quelles extrémités l’humanité a poussé ses instincts prédateurs.
Tout à coup, cet élan de révolte se brisa, il lui fut chuchoté des paroles conciliantes. Son front s’appuya contre une vaste épaule imaginaire. Ce soutien lui fut brutalement retiré. Il n’y avait plus personne.
Читать дальше