— Les Hipparions se sont emparés de l’une et de l’autre, et voilà qu’elles surgissent, comme par enchantement, dans la même partie de la Zone Franche, murmura Marjorie.
Rillibee opina gravement.
— Tout le monde se demande comment elles ont pu traverser la forêt, affronter les marécages. Si les renards ne les ont pas transportées, il faut croire qu’il existe un passage dont on ne savait rien. Une question vient immédiatement à l’esprit : les Hipparions pourraient-ils emprunter cette voie secrète ?
Il se produisit un remue-ménage parmi les renards.
— Ils s’interrogent, dit Mainoa. Ils sont partagés entre la perplexité et la colère. Ces deux jeunes filles ont gagné la Zone Franche par leurs propres moyens. Les renards ont toujours considéré ce territoire cerné par la forêt comme une zone protégée, hors d’atteinte des Hipparions. C’est la raison pour laquelle ils ont encouragé les hommes à s’y établir.
— Comment cela, encouragé ?
— Les renards procèdent par suggestion, vous le savez bien, soupira Mainoa. Disons que leur amicale pression a influencé le choix des colons lorsqu’ils ont décidé de construire le Faubourg à cet endroit.
Marjorie jeta un coup d’œil circulaire. Depuis quelques instants, elle ressentait le sentiment d’une absence ; la forêt lui sembla déserte.
— Ils sont partis, confirma Mainoa. Si ce passage existe, ils le trouveront. Ils n’ont laissé qu’un silence évanescent dans lequel s’ébattaient de petites bestioles à pelage indigo.
— Les rongeurs ! s’exclama Marjorie. Ils auraient été capables de creuser une galerie sur une telle distance, à une telle profondeur, puisqu’elle devrait passer sous le marécage ?
Longtemps avant le retour de Lui , il leur fut signifié par le truchement d’images insistantes, l’ordre de plier bagage, de redescendre dans la vallée et de seller les chevaux. Ils obéirent. Les prisonniers iraient à pied, attachés au bout d’une corde.
Après maints détours, leurs guides les conduisirent le long du cours d’eau. Non loin de l’endroit où Stella avait été retrouvée endormie, on avait débarrassé la rive d’un bouquet de grands roseaux empanachés. Une ouverture circulaire se trouvait ainsi exposée à la vue. Les cavaliers mirent pied à terre et s’approchèrent, à demi rassurés. Les renards s’enfuyaient dans une spirale de nuit. Ils s’enhardirent à faire quelques pas à l’intérieur du tunnel.
— La paroi est lisse, revêtue de mortier comme celles des grottes, fit remarquer le Père James.
— Ces petits démons font de l’excellent travail, grommela Mainoa. À ce moment, un cri affreux se fit entendre dans les profondeurs du souterrain. Le renard envoyé en éclaireur vient seulement d’atteindre l’autre extrémité, murmura le vieil homme. Nous nous demandions si les Hipparions pouvaient emprunter le passage secret, sans imaginer qu’ils l’avaient fait construire à leur intention. Avez-vous remarqué les innombrables traces dont le sol est couvert ?
On voyait en effet, multipliées à l’infini, les trois griffes laissées par les sabots des Hipparions. Ils n’eurent pas le temps de tergiverser sur ce qu’il convenait de faire que déjà leur était insufflé le besoin d’aller vite. Marjorie prit Quijote par la bride et s’engagea résolument dans le tunnel. Pendant quelque temps, ils progressèrent en silence. L’eau de la rigole centrale clapotait sous les pas. Rillibee fermait la marche. Les mains toujours liées dans le dos, les pieds plus lâchement entravés, les prisonniers sautillaient tant bien que mal derrière lui.
Le terrain descendait en pente raide sur plusieurs dizaines de mètres, puis la déclivité s’atténua jusqu’à l’horizontale. Marjorie explorait du faisceau de sa lampe la paroi constellée de petits orifices. De chacun d’entre eux s’écoulait un filet d’eau.
— Les trous d’évacuation, murmura le Père James. L’eau s’infiltre, malgré la couche rocheuse qui nous sépare du fond du marécage. Combien d’années a demandé ce travail de titan ?
— Les rongeurs sont extraordinaires, je les ai souvent vus à l’œuvre, dit Mainoa. Le percement de cette galerie a dû coûter la vie à des milliers d’entre eux. Ils n’avaient pas le choix. Les Hipparions ont les moyens d’imposer leur volonté.
— J’aperçois quelque chose, dit Marjorie.
Un réduit avait été creusé dans la profondeur de la roche. Le rayon de la lampe révéla des cloisons parfaitement étanches, un sol tapissé de foin sur lequel étaient éparpillés des sous-vêtements féminins, une veste de chasse, la culotte assortie et des bottes, toutes deux du pied gauche.
— Pauvre Janetta, souffla Marjorie. C’est donc là qu’elle a vécu tout ce temps…
Mainoa montra les bottes.
— Elle n’était pas seule. Janetta et la petite Damfels, peut-être.
Le tunnel, derrière eux, devint un lieu tonitruant : grognements, sifflements, injonctions.
— Signal de danger ! s’écria Rillibee. Les renards nous suivent de près, ils ont senti quelque chose.
Ce fut un éclair de lucidité.
Vite. Le mot se déploya dans leur esprit comme une bannière, en majuscules de feu, souligné, ponctué d’un point d’exclamation. Vite !
— À cheval ! ordonna Mainoa.
Ils s’exécutèrent. Guibolles et Petit Mât furent jetés sans ménagement en travers du dos de Irish Lass. Ils protestèrent avec véhémence.
— Silence ! cria Rillibee. Ou je vous laisse en pâture aux Hipparions.
Ils filèrent au trot soutenu de leurs montures. Plus tard, une lueur se discerna au loin. La pente remonta. Ils eurent la vision fugitive d’un renard, silhouetté contre un rond blanc. Peu après ils émergeaient à l’air libre. Ils se trouvaient au milieu d’une clairière, à la lisière de la forêt qui prenait fin non loin de là. Le sol était spongieux, partout luisaient des flaques d’eau. Sous leurs yeux repus de spectacles fabuleux, des formes immatérielles s’extirpèrent du tunnel et battirent en retraite sous les arbres.
Ne vous attardez pas, commanda Lui. Continuez. Allez dans la ville, allez vers les hommes.
Ils obéirent. Les chevaux partirent au galop et prirent d’assaut la colline. Les cavaliers guettaient l’explosion de violence entre les deux grandes entités de la Prairie, les Hipparions et les renards, frères, ennemis irréductibles. Rien de tel ne se produisit. Les Hipparions avaient-ils eu peur ? Avaient-ils renoncé ?
Quand ils furent au sommet de la colline, Rillibee leur montra le bâtiment de l’hôpital.
— Lady Westriding, c’est là que se trouvent Stella et votre époux. L’hôtel est juste derrière. De mon côté, je conduis ces tristes individus au poste de police.
Les abords de l’hôpital étaient noirs de monde. Toutes les têtes se tournèrent. Muets de saisissement, les badauds regardèrent approcher cet étrange équipage, une femme, deux hommes dont l’un était âgé, et des chevaux, animaux fabuleux que la plupart d’entre eux voyaient pour la première fois. Puis Sebastien Mecano se détacha de la foule, suivi de Asmir Tanlig. Ils se précipitèrent à la rencontre des nouveaux arrivants.
Marjorie se laissa glisser à terre ; elle confia Quijote à Sebastien.
— Je voudrais voir mon mari et mes enfants, dit-elle. Ensuite, je voudrais prendre un bain.
Persun Pollut avait surgi devant elle. Son visage rayonnait de joie.
— Lady Westriding, vous voilà enfin !
Insensible à l’élan de foi et d’enthousiasme qui le portait vers elle, Marjorie ne lui accorda qu’un bref sourire.
— Où est Stella ?
— Je vais vous conduire auprès d’elle. L’ambassadeur est debout depuis ce matin seulement, il n’a pas perdu son temps depuis lors. En ce moment même, il se trouve dans le salon de l’hôtel. Il tient une sorte de conférence de presse dans le but de ramener un peu d’ordre dans les esprits. Au point où nous en sommes, on ne sait ce qui fait le plus peur, de l’épidémie ou des Hipparions !
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