— Il vous attendra dans la pièce voisine. Vous y serez tranquilles.
Le Révérend adopta d’emblée une attitude péremptoire.
— Messire Yrarier, veuillez me communiquer les renseignements que vous avez recueillis concernant la propagation de l’épidémie. J’aurais dû vous convoquer depuis longtemps.
Rigo le prit de haut.
— Au nom de quelle autorité formulez-vous cette exigence ?
— L’autorité suprême, celle du Saint-Siège. On m’a donné l’ordre d’entrer en contact avec vous. Désormais, nous serons amenés à collaborer.
— Pour ma part, je n’ai reçu aucune consigne à votre sujet. Le Hiérarque avait insisté au contraire sur le caractère confidentiel de la mission qu’il me confiait.
— Messire Yrarier, votre oncle est décédé peu après l’entrevue à laquelle vous faites allusion, déclara le Révérend sur un ton plus suave. Le nouveau Hiérarque, Cory Strange, m’a fait parvenir un message précis, voici plusieurs mois.
— Un nouveau Hiérarque… murmura Rigo. Que n’a-t-il pris ses fonctions plus tôt, cela m’aurait évité de me trouver embarqué dans cette galère ! Il haussa les épaules. Même si je refusais de vous répondre, il vous suffirait d’interroger le premier venu pour en savoir aussi long que moi. Sachez donc que l’épidémie s’est tenue à l’écart de la Prairie. Par conséquent, c’est bien ici qu’il faudra chercher l’antidote. Je ne puis rien vous dire de plus, je ne suis pas médecin.
Rigo regardait avec perplexité ce visage lisse, d’une couleur inconnue, sur lequel le soulagement s’inscrivait avec outrance. Le Révérend sortit son mouchoir, s’essuya le front.
— Messire ambassadeur, vous avez toute ma reconnaissance.
Là-dessus, il sortit avec précipitation. Quand la porte fut refermée, Rigo remarqua sur le sol un papier qui avait dû s’échapper de la poche de Jhamlees Zoe lorsque celui-ci avait tiré son mouchoir. Il le ramassa et, sans hésitation, entreprit la lecture d’une lettre qui commençait par ces mots : « Cher Nods, mon vieil ami…»
— Rigo…
Cette fois, c’était bien elle, les traits tirés dans un visage de neige.
— Persun m’a prévenu de ton arrivée. As-tu vu Stella ?
— Quelques instants seulement. Rillibee est demeuré auprès d’elle. Le Docteur Bergrem a laissé entendre que sa convalescence risquait d’être longue.
Rigo acquiesça. Le moment n’était pas encore venu d’aborder la pénible question des séquelles qui risquaient de gâcher la vie de Stella. Les reproches dont il s’accablait ne constituaient pas une réparation. Il tendit la lettre dont il venait d’achever la lecture.
— Le supérieur du Monastère est venu me soutirer des renseignements au sujet de l’épidémie. Cette longue missive est signée de Cory Strange, le nouveau Hiérarque. Voici un témoignage accablant sur l’évolution de la politique du Saint-Siège. L’Oncle Carlos était un renégat, c’est entendu, mais il ne se serait jamais abaissé à ces projets criminels.
Marjorie parcourait les lignes d’un regard stupéfait.
— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle enfin. Même si un vaccin était découvert, ils ont l’intention d’abandonner à leur sort les neuf dixièmes de la population ! Peuvent-ils se le permettre ?
— Je n’en sais rien et pour tout dire, j’ai d’autres soucis en tête. La menace que les Hipparions font peser sur la Zone Franche. Combien sont-ils ? Nous ne pouvons pourtant pas les tuer tous !
Marjorie avait replié la lettre ; elle la fit disparaître dans l’une de ses poches de chemise, dont elle boutonna le rabat.
— Nous n’y parviendrons pas, et d’ailleurs ce n’est pas souhaitable, dit-elle. Au terme de leur développement, certains d’entre eux se transforment en renards, ces êtres presque incorporels qui sont le meilleur de la Prairie. Frère Mainoa ne vous a donc rien expliqué ?
Rigo la dévisageait avec attention. Dans quel égarement la fatigue et la peur allaient-ils l’entraîner ?
— Que nous le voulions ou non, il sera nécessaire d’en supprimer quelques-uns, fit-il doucement. Ce sera eux ou nous, Marjorie.
— J’en suis consciente. On m’a parlé de la diversion que tu voudrais tenter pour libérer l’entrée du tunnel. Essayons toujours. Les chevaux nous serviront d’appât.
Tout d’abord, il ne comprit pas. Elle précisa : les Hipparions haïssaient les chevaux ; ils ne résisteraient pas au désir de se lancer à leur poursuite. En principe, les chevaux étaient plus rapides sur terrain plat. Entre la forêt et la colline s’intercalaient des champs et des pâturages qui formaient autour de la Zone Franche un circuit de plusieurs dizaines de kilomètres. Cela laisserait beaucoup de temps aux artificiers.
Rigo n’avait pas d’autre tactique à proposer. Il se laissa convaincre, sachant qu’ils avaient peu de chances, les uns et les autres, d’effectuer un tour complet.
Au petit jour, ils se rassemblèrent dans la grange aménagée en écurie. Aucun d’entre eux ne parlait. Chacun savait ce qu’il avait à faire et les mots étaient devenus inutiles. Ils étaient quatre. Rillibee, trop médiocre cavalier, avait été écarté malgré son insistance.
Rigo, le visage serré, sella son cheval favori, El Dia Octavo. Marjorie montait Don Quijote. Tony avait choisi Blue Star et Sylvan avait préféré Her Majesty à Millefiori, d’humeur trop imprévisible. Celle-ci devait donc rester en arrière, en compagnie de Irish Lass.
— Quel dommage, murmura Tony. Notre belle Millefiori ne demande qu’à en remontrer aux Hipparions, j’en suis sûr.
— Elle en aura l’occasion, lança une femme depuis l’entrée de la grange.
Rowena venait d’apparaître, engoncée dans des vêtements masculins trop grands pour elle.
— Mère… Sylvan semblait abasourdi. Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— Il est heureux qu’il me reste encore un enfant pour me donner ce nom. Sylvan, mon fils, as-tu vu Dimity ?
— Si loin qu’elle semble être, elle a besoin de vous. Ne la privez pas de votre présence et de votre affection.
Rowena secoua la tête.
— Je ne puis me dérober, Sylvan. Vous êtes si peu nombreux… J’avais promis mon aide à Lady Westriding, en cas de nécessité. Je suis aujourd’hui en mesure de lui prouver ma reconnaissance. Cet après-midi, j’ai reçu ma première leçon d’équitation. Une partie de plaisir, en comparaison de ces tournois de mort que ton père m’a imposés si longtemps.
— Tout est de sa faute, dit Sylvan.
— Quelle importance, désormais ? Stavenger n’est plus. Il n’a jamais été que l’instrument docile des Hipparions. En face d’eux, nous n’étions pas de force. Le temps est peut-être venu de nous mesurer à nos ennemis. Personne n’est plus coupable qu’eux.
— Les aristocrates et les renards ont une part de responsabilité, fit observer Marjorie.
Tony lui jeta un regard réprobateur.
— Est-ce bien le moment de distribuer les blâmes ? s’étonna-t-il. Et qu’as-tu à reprocher aux renards ?
— Ne pourraient-ils nous venir en aide ? Les Hipparions seraient mis en pièces ! Mais non, ils se sont détournés de l’action. Ils ont renoncé à tout, même à leur propre avenir. Abdiquer, succomber au désespoir, c’est se déclarer vaincu, c’est faire le lit de l’ennemi !
Ces paroles acerbes déconcertèrent ses compagnons, y compris Rigo à qui elle avait narré l’épisode des acrobates.
— Ils vous ont déjà tirés de plus d’un mauvais pas, lui rappela-t-il. N’est-ce pas prendre parti ?
— L’un d’eux s’est engagé résolument à nos côtés, en effet. Nous lui devons la vie, cela ne fait aucun doute. D’autres ont suivi, en très petit nombre. Dans leur majorité, ils observent la plus stricte neutralité, comme leurs ancêtres l’ont fait dans des circonstances presque identiques.
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