— Shevlok ! s’exclama Rowena. Je ne puis me battre contre mon fils !
— Ton fils ! riposta Sylvan. Ce n’est qu’un pantin. As-tu vu son visage ?
Marjorie : Mon Dieu, n’ôtez pas tout espoir aux humbles créatures.
Placé sous l’autorité intransigeante de James Jellico, le quartier général s’était tout naturellement établi dans le poste de police. La salle de repos attenante avait été convertie en hôpital de campagne. Rigo, le genou gauche pris dans les mâchoires d’une cicatrisante, s’essayait à marcher avec des béquilles. Allongée sur un petit lit blanc, Rowena semblait inconsciente de l’agitation autour d’elle et des bourdonnements de la machine contre son oreille. Le Docteur Bergrem l’observait d’un air soucieux. Les os déplacés de l’épaule n’étaient rien ; quelque chose en elle s’était bel et bien brisé. Ses lèvres exsangues articulaient en silence le nom de Sylvan, comme on balbutie une prière. Rowena venait d’apprendre la mort de son fils.
Marjorie s’était approchée, le visage défait.
— Nous l’avons enfin retrouvé, Rowena.
— Est-il blessé ? Est-il…
— Mort, Rowena. Il est mort. Une mauvaise chute. Il s’est rompu le cou. Son corps est intact, ils n’ont pas osé le profaner.
— Où est-il ?
— Nous l’avons transporté à la morgue. Les faubouriens proposent qu’il soit inhumé dans leur cimetière.
Rowena s’était effondrée, comme anéantie. Marjorie avait laissé la pauvre femme aux soins des infirmières. Très pâle et très seul, Tony semblait dans un coin une pauvre chose abandonnée. Sa mère demeura quelque temps près de lui, sans mot dire, tenant dans sa main une main inerte. Apercevant, dans la pièce voisine, frère Mainoa qui s’activait devant le clavier du grand-com, elle se souvint du papier plié au fond de sa poche.
— Nous devrions avertir Semling, dit-elle en lui tendant la lettre. Lisez vous-même, et vous comprendrez.
Le vieil homme ne manifesta aucun étonnement, de la première à la dernière ligne.
— L’auteur de ces mots s’est voué à la damnation éternelle, fit-il avec gravité. Pour plus de sûreté, nous leur communiquerons des fac-similés. Le Hiérarque serait capable de dénier toute responsabilité, il ne pourra récuser un texte écrit de sa main. Hâtons-nous de faire des copies et remettons-les à quelqu’un de fiable. Le Star-Lily appareille demain pour Semling. Notre messager devra se trouver à son bord.
— Combien de temps le vaisseau mettra-t-il pour arriver à destination ?
— Environ un mois.
— Si seulement nous avions découvert l’antidote d’ici là !
Mainoa haussa les sourcils, surpris.
— Nous, Marjorie ? Qui cela ?
— Lees Bergrem, bien sûr. Elle est remarquable et j’en dirais autant de tous les membres de son équipe. Elle s’est spécialisée en immunologie afin de pouvoir résoudre ce qu’elle appelle une petite énigme biologique dont elle avait découvert l’existence sur la Prairie, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune étudiante.
— Une énigme ?
— Ne comptez pas sur moi pour vous fournir les explications scientifiques. Je sais seulement qu’il s’agit d’un élément essentiel au développement et à la reproduction des cellules de l’organisme. Il existe sur la Prairie sous sa forme normale, et sous une forme inversée. Ce phénomène intrigue le Docteur Bergrem depuis des années. Elle pressent qu’il n’est pas sans rapport avec la propriété que possèdent les êtres vivants sur cette planète de résister aux agents pathogènes.
— À quelle occasion vous a-t-elle fait ces confidences ?
— À mon retour de la forêt, quand je suis allée voir Stella. Nous ne nous étions jamais vues, pourtant elle s’est montrée loquace. Elle voulait sans doute me faire oublier mon angoisse.
Mainoa garda quelque temps un silence plein de doute.
— Puissiez-vous avoir raison, dit-il enfin. Puisse ce médecin découvrir avant qu’il ne soit trop tard le moyen de sauver des millions d’hommes. La divulgation des sinistres projets du Hiérarque s’impose d’autant plus. Les autorités de toutes les planètes du système devront être mises au courant, sans oublier le Saint-Siège. Je ne puis croire que la décision de Cory Strange puisse faire l’unanimité parmi les membres du Sacré Collège. Il nous faut un porteur de toute confiance.
— Tony, proposa-t-elle. Sa jeunesse, sa sensibilité, son inexpérience le rendent trop vulnérable à l’influence des Hipparions. Et nous sommes loin d’en avoir fini avec eux.
Si ce n’est que l’épidémie fait peut-être des ravages sur Semling, songea-t-elle. Entre deux maux, quel était le moindre ?
Le vieil homme lui prit la main.
— Tony sera plus utile en se rendant à Semling. Pour ma part, à supposer que Jhamlees Zoe me dénonce au Hiérarque et que celui-ci ait la mauvaise idée de vouloir se saisir de ma personne, je préfère prendre les devants et m’éclipser. Je retourne dans la cité forestière en compagnie de Rillibee. Si l’on s’inquiète de savoir où je suis, dites la vérité. Si l’on vous interroge au sujet de la lettre, vous ne savez pas de quoi il s’agit, pas plus que Rigo, Tony partira avec des consignes précises : dès qu’un traitement curatif sera mis au point, il veillera à ce que les fac-similés reçoivent la diffusion la plus large possible.
Marjorie l’écoutait d’une oreille distraite. Elle imaginait la forêt, son peuple de magiciens, grandes matières inhumaines à gueule de fauve, épaisses et fuyantes comme le rêve. Que n’aurait-elle donné pour tout planter là, fuir cette ville en détresse et s’en aller vivre au paradis !
Personne, sauf peut-être Mainoa, ne prit garde à son soupir.
— Les faubouriens ont-ils envisagé l’existence d’un second tunnel ? demanda-t-elle à Roald Few.
— Un second tunnel qui déboucherait sous nos pieds, acquiesça-t-il sombrement. Depuis la découverte du premier, le sol et les parois extérieures du quartier d’hiver ont été sondés. Nous n’avons rien décelé de suspect, cela ne veut rien dire. Peut-être la galerie est-elle encore hors de portée de nos instruments. D’ailleurs, s’ils disposaient d’un moyen d’accès, ils nous seraient déjà tombés dessus ! Les gens commencent à se demander si nos souterrains pourraient résister à leur assaut.
— À votre avis, comment les Hipparions tromperont-ils leur impatience ?
— Est-ce qu’on sait ! Ils continueront de semer la désolation et la mort, comme ils l’ont toujours fait. Ils mettront le feu aux grands domaines.
Marjorie le dévisagea, horrifiée.
— Avez-vous songé à prévenir les populations concernées ?
— Personne n’en a trouvé le temps, semble-t-il. Du reste, ils refuseraient de nous écouter. Seule Rowena bon Damfels aurait une petite chance de convaincre certains d’entre eux.
Klive resta muet. Chez les bon Laupmon, personne ne voulut dire si le Patriarche avait survécu à ses blessures. Il n’était pas question d’évacuer le domaine. La réaction de Geraldria bon Maukerden fut bien différente. Elle se montra toute disposée à plier bagage avec sa famille, ses gens et ses villageois. On lui promit l’envoi de secours dans la journée.
Alverd Bee avait déjà réquisitionné tous les aéronefs et les cargos disponibles. Pendant vingt-quatre heures, même après que le feu se fut déclaré à Stane et à Jorum, la propriété des bon Bindersen, les navettes assurèrent la liaison entre la Zone Franche et les estancias. Alors que leur demeure était déjà la proie des flammes, Kahrl et Lisian bon Bindersen refusèrent de quitter les lieux. Leurs enfants Traven et Maud ne se firent pas prier pour se mêler aux villageois évacués.
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