— Pourquoi seriez-vous disposé à vous encombrer d’une charmante petite fille ? demanda Rigo avec sévérité.
— Je voudrais la protéger, dit le jeune homme, sans s’émouvoir de l’accusation implicite. Si elle reste ici, elle est en danger. Vous aussi, mais du moins avez-vous choisi de vous exposer. Stella ne se rend compte de rien. J’emmènerais volontiers Dimity et Janetta, pour les mêmes raisons. Peut-être les renards pourront-ils leur restituer leurs pauvres esprits, mutilés par les Hipparions ?
— Vous devrez d’abord convaincre leurs mères, dit Marjorie. En ce qui me concerne, je vous donne bien volontiers ma permission. Prenez Stella.
— Jamais de la vie ! s’exclama Rigo.
— Inutile de le prendre sur ce ton, riposta Marjorie.
— Elle est aussi ma fille, que je sache !
— Et la mienne, bien qu’elle n’en ait plus conscience. Quel avenir envisages-tu pour cette innocente ? Vas-tu la ramener sur Terre et te débarrasser du problème en engageant une infirmière à domicile ?
— Comment peux-tu être certaine que ce… défroqué n’abusera pas de sa candeur ?
Oubliant la présence de Rillibee, Marjorie se livra tout entière à l’indignation.
— Il ne pourra lui faire plus de mal que n’en ont déjà fait les Hipparions, par ta faute ! Ce jeune homme veillera sur elle mieux que toi ou moi, il lui prodiguera une affection que nous n’avons pas su lui donner, voilà ce que je pense !
Rigo prit son peignoir sur un dossier de chaise et, sans prendre le temps de l’enfiler, sans un mot, quitta la pièce. Après avoir fait ses adieux à Rillibee, Marjorie regagna sa propre chambre.
À l’aube, les soldats du Séraphin vinrent frapper à sa porte et lui donnèrent cinq minutes pour se préparer. Rigo se trouvait déjà dans le vestibule, habillé de pied en cap et flanqué de deux spadassins. Pas plus qu’elle, il n’avait fermé l’œil.
Le Hiérarque, cette fois, n’était pas seul. Toujours retranché des microbes derrière sa vitre protectrice, il les reçut en compagnie de deux personnages fort dissemblables.
— Admit ! s’exclama Marjorie avec l’élan de joyeuse surprise approprié. Rigo, c’est notre cher petit Maukerden. Nous sommes heureux de constater que vous avez échappé à l’incendie de Opal Hill.
— Admit bon Maukerden, rectifia-t-il.
— On nous avait pourtant dit que les collatéraux n’avaient pas droit au titre.
— Jerril bon Haunser m’avait engagé afin de vous tenir sous surveillance. Je devais lui rendre compte de tous vos faits et gestes. Celui-ci… d’un geste négligent, il désigna le Hiérarque… me demande à peu près la même chose.
— Ne vous gênez surtout pas, dit Rigo. Déballez tout votre petit fourbi ; allez-y, dites ce que vous savez.
Le Hiérarque eut un mince sourire oblique.
— Il ne sait rien, malheureusement. L’autre, par contre, apporte d’étonnantes révélations.
« L’autre » se prélassait sur son siège avec la nonchalance d’un lézard au soleil et se donnait beaucoup de mal pour faire oublier les égratignures et contusions dont il était couvert.
— Frère Flumzee ? Marjorie semblait sincèrement étonnée. Qu’a-t-il pu vous apprendre, en dehors du fait qu’il a tenté de me tuer, avec l’aide de ses complices, alors que je me trouvais encore dans la forêt ? Ce n’est qu’un pauvre garçon refoulé dont le cerveau bat la campagne.
Elle laissa tomber sur l’intéressé un regard de terrible condescendance.
— Vous entreteniez les meilleures relations avec l’un des anciens du Monastère, frère Mainoa, susurra le Hiérarque. D’après Flumzee, ce Mainoa serait un traître. Il aurait gardé par-devers lui des informations de la plus haute importance concernant l’épidémie.
— Une accusation aussi grave demande à être solidement étayée. Que savez-vous d’autre, frère Flumzee, ou dois-je utiliser votre pseudonyme artistique, Beaupré ? Quels renseignements frère Mainoa aurait-il omis de communiquer à ses supérieurs ? Qui les lui aurait fournis ?
Beaupré s’agita sur sa chaise. Le ton et le regard de Marjorie lui étaient tous deux insupportables.
— Le vieux savait quelque chose ! insista-t-il. Sinon, pourquoi Fuasoi aurait-il voulu le faire assassiner ?
Marjorie haussa les épaules.
— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? répliqua-t-elle avec une tranquille assurance. Le Chef de la Sécurité était un Rafalé et frère Mainoa l’avait percé à jour. N’est-il pas normal que le premier ait tenté de supprimer le second ?
Ce disant, elle gratifia Rigo d’un regard appuyé, priant le ciel pour qu’il eût la présence d’esprit de saisir cette balle au bond. Jamais encore elle n’avait fait allusion en sa présence aux pressentiments de Mainoa concernant Fuasoi.
Le Hiérarque avait beaucoup perdu de sa superbe, tout à coup.
— Un Rafalé… fit-il d’une voix altérée. Vous en êtes sûre ?
— Mainoa avait d’excellentes raisons de soupçonner Fuasoi… commença Rigo.
— Seul un Rafalé pouvait avoir intérêt à éliminer celui qui donnait l’impression d’en savoir un peu plus long que les autres sur l’épidémie, coupa Marjorie. Le sort en est jeté, pensa-t-elle. S’il n’est pas convaincu, nous sommes perdus.
Le Hiérarque avait détourné son visage ; elle y saisit un tic nerveux et reprit espoir.
— Des Rafalés, sur la Prairie ? murmura-t-il. Déjà ?
— Éminence, nous savions qu’ils risquaient de nous prendre de vitesse, insinua Rigo. Même Sender O’Neil m’avait mis en garde !
L’audience fut vite levée. Admit bon Maukerden et Beaupré furent emmenés d’un côté. Marjorie et Rigo regagnèrent leur navette.
Au lieu de les raccompagner jusqu’au poste de police, leur escorte armée leur fit prendre la direction de l’hôtel. À leurs questions inquiètes, il fut simplement répondu qu’ils devaient demeurer, jusqu’à nouvel ordre, à la disposition du Hiérarque. On les conduisit dans la suite la plus spacieuse de l’établissement. Un soldat demeura en sentinelle devant la porte verrouillée.
Tranquillement installés dans la cité forestière qu’envahissait la fraîcheur du crépuscule, les deux hommes d’Église dégustaient les fruits que les renards étaient allés chercher dans les arbres environnants. L’un de leurs hôtes les accompagnait dans ce petit festin.
— Le goût d’une prune, remarqua le Père James.
Transporté à dos de renard, il était arrivé à la cité des arbres dans le courant de la matinée. Le Père Sandoval, définitivement hostile à cette aventure, l’avait laissé partir en soupirant. Frère Mainoa, arrivé bien plus tôt, se remettait difficilement d’un voyage qui l’avait épuisé. Tel un enfant, il reposait dans le giron d’un renard. Le Père James s’efforçait de se convaincre lui-même du caractère bien réel des renards. Ils n’étaient ni des songes, ni des hallucinations ou des formes volatiles dépourvues de consistance. Une conviction difficile à forger dans la mesure où ils échappaient à toute appréhension directe. Le jeune prêtre parvenait bien à saisir ici le mouvement d’une patte, là l’éclair furtif d’un regard, ailleurs le moutonnement fantomatique d’un vaste dos, les efforts qu’il déployait pour concevoir le renard dans son intégralité ne parvenaient qu’à lui flanquer la migraine et lui brouiller la vue. Il abandonna. Chaque chose viendrait en son temps, tôt ou tard, vaille que vaille, d’une façon ou d’une autre…
— Des caméléons, des caméléons psychiques, lança frère Mainoa, voilà ce qu’ils sont. Les Hipparions aussi, mais dans une moindre mesure.
— Une prune, exactement la saveur d’une prune, insistait le Père James en quête de surprises plus ordinaires qui l’arracheraient un moment à tous ces bouleversements. Mais avec la texture d’une poire…
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