La dernière pensée de Shoethai fut d’ordre esthétique. Du moins lui aurait-il été donné de voir de près une créature d’aspect si effrayant que devant elle sa propre laideur s’estompait.
Beaupré et les autres venaient d’atteindre le sommet d’une petite éminence lorsque les aboiements se déchaînèrent. Ils détalèrent, le chef creusant aussitôt la distance de sa foulée magnifique. Guibolles le suivait sans trop de difficulté, et même Petit Mât. Les autres s’épuisaient déjà, surtout Fildefer, à peine sorti de l’enfance.
— Attendez-nous ! criait Zigomar, sans aucun espoir d’être entendu.
D’autres aboiements retentirent, beaucoup plus proches. Le trio courut à perdre haleine jusqu’à la lisière de la forêt. Dans la lumière du crépuscule, l’eau stagnante se parait de reflets hideux.
— Allons-nous vraiment barboter dans cet égout ? murmura Guibolles avec répugnance.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit Beaupré.
Il s’enleva d’un bond prodigieux, crocheta une branche, opéra un rétablissement et se retrouva à la fourche d’un grand arbre.
— Nous sommes des acrobates, lança-t-il à ses compagnons demeurés en bas. Laissons les égouts aux espèces rampantes.
Les deux autres s’émerveillèrent de sa sagesse et s’élancèrent à leur tour. Avant de pénétrer au plus profond du feuillage, ils s’arrêtèrent pour regarder la steppe.
L’herbe était immense et vide, striée de bandes frissonnantes. Aucun signe de Zigomar ou de Fildefer.
— Dans la steppe, comme sur les tours, il y a les crevards et les champions, conclut Petit Mât.
D’un œil rapide, Jhamlees Zoe parcourut la lettre que lui avait envoyée à la veille de son départ du Saint-Siège, l’ami de longue date, le Hiérarque fraîchement élu. Il s’arrêta sur le paragraphe dans lequel il lui était demandé de se manifester de toute urgence s’il se passait sur la Prairie des événements, voire de simples incidents, relatifs à l’épidémie. L’air un peu irrésolu et contrarié, le Révérend consulta l’itinéraire joint à la lettre. Si le calendrier avait été respecté, Cory Strange était sur le point d’arriver au terme de son voyage. Il serait bientôt l’hôte de la Prairie. Il était donc inutile de faire parvenir un quelconque message au sujet de Mainoa.
Une fois repliée, la lettre fut glissée dans une poche afin d’être détruite plus tard. Jhamlees n’avait aucune raison de la conserver.
À son arrivée, le Hiérarque poserait à « ce cher vieux Nods » les seules questions qui importaient vraiment : Pourquoi les habitants de la Prairie étaient-ils immunisés ? Existait-il à l’heure actuelle la moindre possibilité de trouver un vaccin ? Le Vénérable n’avait pour l’instant aucune réponse à lui fournir. Mainoa aurait pu le renseigner ; il avait pris la clé des champs. Dans son journal, le vieux frère faisait allusion au résultat d’une enquête conduite par l’émissaire du précédent Hiérarque, Roderigo Yrarier, un adepte de la vraie foi, un hérétique en quelque sorte, un païen !
Jhamlees Zoe laissa échapper un triste soupir. Il fit appeler Yavi Foosh.
— Prenez contact avec Roderigo Yrarier, l’ambassadeur du Saint-Siège. Je désire le rencontrer au plus vite.
Le moinillon gardait un silence embarrassé.
— Qu’attendez-vous ? s’impatienta le Révérend. Vous pouvez disposer !
— Révérend, à l’heure qu’il est, personne ne peut dire si l’ambassadeur est encore en vie. Dans la journée d’hier, la propriété de bon Laupmon a été le théâtre de violences extrêmes. Plusieurs aristocrates ont trouvé la mort, et quatre Hipparions. Roderigo Yrarier était au centre de l’affrontement. Ses serviteurs seraient parvenus à le délivrer in extremis et l’auraient conduit, grièvement blessé, à l’hôpital de la Zone Franche. On ne sait s’il a survécu.
Jhamlees Zoe devint très pâle. Voilà une nouvelle que Cory n’apprécierait pas.
— Renseignez-vous, et faites vite, ordonna-t-il. S’il est vivant, je veux le voir.
Rigo s’éveilla dans un monde blanc. Ses bras et ses jambes étaient prisonniers de grandes machines bourdonnantes. Des cicatrisantes d’un modèle déjà ancien, songea-t-il avec une soudaine angoisse. Il voulut parler. Un masque couvrait son nez et sa bouche.
Quelqu’un se pencha au-dessus de lui et scruta son visage d’un regard calme. Son masque lui fut ôté.
— Savez-vous où vous êtes ?
— À l’hôpital, articula-t-il d’une voix faible. Dans la Zone Franche, probablement. Mes jambes… elles ont été piétinées.
— Nous sauverons vos jambes. La silhouette s’éloigna. Une femme. Elle s’arrêta devant une grande console, s’affaira un instant sur le clavier. Une personne au physique ingrat, de sexe féminin, rectifia Rigo.
— Qui m’a mené ici ? demanda-t-il.
— Vos gens, je crois bien.
— Sont-ils encore là ? Puis-je leur parler ?
— Ils sont repartis aussitôt pour faire évacuer votre propriété, ainsi que le village voisin. Il fallait faire vite, comprenez-vous. Si j’ai bien compris, on craignait que les Hipparions n’exercent des représailles.
Rigo voulut se dresser brusquement, sa tête retomba sur l’oreiller.
— Marjorie !
— Calmez-vous. Votre famille est saine et sauve. Tout le monde a été transporté dans le Faubourg. Il ne restait plus personne, je vous assure.
Marjorie n’a pas pu être évacuée, se disait Rigo. Elle était absente, ainsi que Tony et le Père James. Ils sont partis avec les deux frères de la cité Arbai et Sylvan bon Damfels, naturellement.
— Avez-vous des nouvelles de ma femme ? balbutia-t-il.
— Chut. Il faut dormir.
Sans le quitter des yeux, le médecin manœuvra un cadran. Rigo se sentit glisser dans le sommeil comme le long d’une pente irrésistible. Un couple lui apparut en songe, Marjorie et Sylvan. Ils étaient seuls.
Pour la première fois depuis leur départ, Marjorie se trouvait seule avec Sylvan. Mainoa et Rillibee dormaient dans une maison voisine. Tony avait entraîné le Père James dans une exploration de la cité. Sylvan avait décliné l’invitation qui lui avait été faite de les accompagner. Il entendait profiter de ces instants de solitude exceptionnels avec Marjorie pour lui parler d’amour. Il avait craint d’être rabroué ; il n’en avait rien été. Elle avait accueilli ses propositions avec plus de froideur que d’indignation.
— Je ne m’éprendrais jamais d’un homme qui ne serait avant tout mon ami. Pourriez-vous être mon ami, Sylvan ? Je n’en suis pas certaine.
— Mettez-moi à l’épreuve !
— Rien de plus simple. Elle lui sourit, cette fois avec une telle impudence qu’il en rougit presque. Tout d’abord, je dois retrouver ma fille, quitte à laisser toutes mes forces dans cette aventure. Je n’ai pas le choix. Aidez-moi, si vous le pouvez. Si nous réussissons, une autre tâche nous attend. À travers tout le système, des gens meurent, victimes d’un mal incurable. Nous devons trouver le moyen de les aider. Si vous m’aimez, Sylvan, voilà les sujets dont vous devrez m’entretenir dorénavant, sans chercher à capter mon regard, frôler mon buste ou me prendre la main. Si nous survivons à ces tribulations, peut-être serons-nous liés l’un à l’autre par des liens plus étroits et particuliers que les mièvres attaches auxquelles vous songez aujourd’hui.
Sylvan n’éprouvait plus que tristesse et colère, contre lui-même, surtout, contre sa famille, les traditions suicidaires de l’aristocratie, très peu contre Marjorie. Toute son aventure romanesque allait s’évanouir en fumée. Qu’avait-il rêvé là ? Il songea à l’effondrement de sa mère, apprenant la disparition de Dimity. Fait-on la cour à une femme qui vient de perdre sa fille et craint de ne plus la revoir ?
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