Il était parti, laissant sur la table cet objet archaïque, un volume fait de feuillets assemblés, relié de cuir brun. Sur la couverture, le titre se détachait en lettres d’or : Le Livre des Fins. Shoethai avait enfoui ce cadeau compromettant dans la plus profonde poche de sa soutane. Depuis, il le lisait par bribes, dans ses moments de solitude. Il avait même appris par cœur certains passages remarquables.
— « Vêtus de lumière, nous entrerons dans la clairière immaculée, récitait-il à mi-voix, entre deux gorgées de thé. Quand l’humanité ne sera plus commencera une Ère Nouvelle. »
Dans cet avenir radieux, le dernier des hommes, le plus contrefait, serait transfiguré. Il deviendrait un être de perfection, à l’image de Dieu, un ange de beauté, de pureté.
— Le plus tôt sera le mieux, soupira-t-il. L’infusion, plus parfumée que celle du Monastère, lui procurait une sensation de douceur. Que vienne au plus vite l’ère de la liberté et de l’affranchissement, même s’il devait lui en coûter une longue et redoutable agonie pour mériter la résurrection et la gloire. Le Vénérable Fuasoi l’avait mis en garde contre cet aspect désagréable du programme. Fuasoi avait vu de près les ravages de l’épidémie ; il avait passé près d’un an dans l’un de ces terribles mouroirs où l’on entassait les contaminés. Le Vénérable était une taupe, un agent des Rafalés infiltré dans cet avant-poste du Saint-Siège. D’après lui, quiconque s’était trouvé durablement en contact avec les victimes de l’épidémie ne pouvait demeurer insensible aux chants de sirènes des Rafalés et se convertissait à la première occasion. Après que son supérieur, estimant le moment venu, fut ainsi passé aux aveux, Shoethai n’avait pas été long à se rallier à sa religion, la première qui lui semblât digne d’un sacrifice total. Cette adhésion comportait un grand risque, étant donné qu’il n’y avait pas d’autres Rafalés sur la Prairie et que leur exécution serait immédiate si Jhamlees Zoe venait à découvrir la vérité. Fuasoi l’avait rassuré ; point n’était besoin d’être nombreux pour exécuter certain petit travail, gros de conséquences inouïes. En fait, il suffisait d’être deux.
À travers la baie vitrée, Shoethai observa que les tracteuses de fret, enfin chargées, s’éloignaient du vaisseau pour converger sur le bâtiment. L’une d’elles acheminait ce qu’il était venu chercher. Il décida d’attendre que la foule eût évacué l’aire de livraison. À quoi bon se précipiter ? Le colis lui-même pouvait patienter un peu. Quand le Vénérable aurait procédé à la diffusion de son contenu, toute la population de la planète serait condamnée, à plus ou moins long terme. Le virus était fatal, pourtant les gens n’allaient pas se mettre à tomber comme des mouches. Le délai d’incubation était parfois fort long. Dans ces conditions, qu’importait une heure de plus ou de moins ?
Shoethai commanda un autre thé que le serveur déposa devant lui avec répugnance. Habitué à ces réactions de rejet qu’il produisait depuis sa plus tendre enfance, Shoethai se permit un ricanement désabusé. Du coin de l’œil, il surprit son reflet dans la vitre et reçut un coup au cœur. Le petit mouvement d’euphorie intime mourut de détresse.
Le Vénérable Noazee Fuasoi étouffa un cri et se pencha brusquement, la main crispée sur l’abdomen, terrassé par de nouvelles contractions. Ces crises de plus en plus fréquentes et douloureuses étaient le médiocre résultat obtenu après les greffes partielles effectuées au service de gastro-entérologie de l’hôpital de la Zone Franche, où l’on ne pratiquait pas le clonage d’organes. L’état alarmant du Vénérable lui aurait sans doute permis d’obtenir son rapatriement au Saint-Siège, où il aurait tranquillement attendu qu’on lui fabrique un transplant sur mesure. Le militant Jorny Shales, Rafalé convaincu, avait dédaigné une solution qui nuirait à ses activités et lui ferait perdre un temps précieux.
Yavi Foosh, ce pâle jocrisse, était en train de bayer aux corneilles, assis à son bureau près de la fenêtre. Il lui jeta un regard languissant.
— Seriez-vous souffrant, Vénérable ?
— De quoi vous mêlez-vous ? riposta Fuasoi, l’air mauvais sous ses grimaces. Le cuisinier a eu la main trop lourde avec les épices ; cela ne passe pas.
Savait-il seulement que la douleur existait, avant d’entrer dans la seconde phase de son existence, celle du malheur ? Il avait quinze ans, il s’appelait Jorny. Il habitait avec l’Oncle Shales, pêcheur de son état, dans une petite bourgade au bord de la mer et menait la vie la plus agréable entre l’école, la pêche à la palangrotte au bout de la jetée, et la fréquentation assidue de Gerandra Andraws, petite nigaude de sucre et de miel dont les trémoussements agaçaient son imagination. Du jour au lendemain, cette vie paisible, tissée de petits bonheurs, lui avait été ravie. Une rafle, il s’était retrouvé dans un camp. Une baraque, semblable à beaucoup d’autres, accueillait une cinquantaine d’hommes et de galopins de son âge, entassés pêle-mêle. Terminées, l’école, les parties de pêche, les petites roucoulades amoureuses. Il n’y avait même plus d’Oncle Shales.
En vain avait-il réclamé celui-ci à différentes reprises ; des semaines plus tard, sans fournir le moindre détail, on lui avait annoncé sa mort. L’Oncle Shales n’était plus. Jorny avait alors entretenu l’espoir d’une libération prochaine. Il avait dû déchanter. Les médecins n’en finissaient pas d’ausculter chaque centimètre de son corps et de lui faire subir des examens.
Un jour, un prédicateur Rafalé était venu haranguer la foule des malades et des prisonniers. Dans le flot d’une éloquence frénétique, il avait déclaré que l’humanité avait vécu. Épuisée sous le poids de ses fautes, elle sentait passer sur sa face hideuse le souffle effrayant de la solitude. L’homme allait mourir, mais l’âme était immortelle, à qui ce corps pourrissant ne suffisait plus. Sous les êtres de boue, des êtres de gloire cherchaient la délivrance. Il était temps de tourner les yeux vers la lumière, vers l’éclat de ce monde nouveau d’après la Résurrection. Il était temps de nous effacer afin que naisse une humanité resplendissante, animée de l’éternelle intelligence.
Comprenant quel sort magnifique avait été réservé à l’Oncle Shales, dont le corps s’était décomposé afin de renaître à une vie nouvelle dans la lumière retrouvée, Jorny avait fondu en larmes, sans vergogne, à la vue de tous. Au terme du prêche, jouant des coudes, il s’était approché de l’orateur. Il avait décliné son identité, précisé qu’il était seul au monde et juré qu’il était prêt à tout pour sortir de cet enfer. L’autre lui avait donné une tape sur l’épaule. Il était toujours attendrissant d’être l’instrument de la révélation d’un jeune garçon. Les Rafalés vivaient dans le plus complet dénuement, pourtant il n’aurait pas à regretter son choix, il ne manquerait de rien. On l’avait fait monter à l’arrière d’un camion bâché. Là, on lui avait demandé de se dévêtir. Le prédicateur et ses assistants l’avaient inspecté sur toutes les coutures, avec autant de minutie que les médecins du camp. Quand il était apparu qu’il ne portait aucune trace de contagion, on lui avait donné l’ordre de se recroqueviller dans un coin, on avait jeté sur lui une vieille couverture. À sa descente de camion, quelques heures plus tard, il s’était retrouvé au milieu d’une foule composée d’hommes, de femmes et d’enfants aussi sains que lui.
Quand il eut dix-sept ans, les Rafalés l’envoyèrent au Saint-Siège, muni de consignes précises. Il devait se montrer un acolyte discipliné, ardent à l’étude et à la besogne, afin de s’élever rapidement dans les degrés de l’ordre. Jorny n’avait pas trahi la confiance que ses sauveteurs avaient placée en lui. Il était devenu un membre éminent du bureau du Doux Endoctrinement. Achetant la complicité de prélats influents, les Rafalés avaient fait en sorte qu’il fût envoyé sur la Prairie.
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