Elle fixa l’appareil contre son mollet, à l’aide d’un ruban adhésif, et rabattit sa jambe de pantalon. Il suffirait d’un choc un peu violent pour déclencher l’émission radio. Un odomètre d’un modèle souvent utilisé en cartographie et un couteau-laser complétaient son équipement. Quijote avançait à petits pas précautionneux, il était parcouru de frissons depuis les fanons jusqu’au garrot. Sa cavalière lui inspirait une confiance telle qu’il était prêt à s’exposer avec elle à tous les dangers, pourtant il ne pouvait réprimer cette manifestation de nervosité que Marjorie finit par remarquer, alors qu’ils avaient déjà franchi près d’un kilomètre. Elle ressentit quelque remords, sachant qu’elle l’entraînait dans une aventure pour laquelle il éprouvait la plus grande répugnance.
— Il ne t’arrivera rien, dit-elle en lui flattant le col, j’y veillerai. Face à toutes les menaces qui pourraient se présenter, tu resteras en retrait.
Et moi, quelle attitude adopterais-je, si cette sorte de reconnaissance devait se transformer en affrontement ?
Le suicide était un crime religieux et social, par contre l’Église ne craignait pas d’exalter les martyrs. Si elle attentait à ses jours, Dieu daignerait-il le remarquer ? S’il fallait accorder quelque crédit à la parabole du Père James, le Très-Haut se souciait peu de savoir lesquelles de ses petites vies se trouvaient engagées au front. Les soldats de Dieu n’étaient pas des individus, les « morts au combat » restaient anonymes. Était-ce si important ?
Bien qu’une topographie compliquée obligeât à faire maints détours pour l’atteindre, donnant ainsi l’illusion de la distance, la vallée circulaire qui tenait lieu de manège était située aux confins de la propriété. Cette frontière symbolique une fois franchie, Marjorie se trouva pour la première fois face à l’immensité sauvage de la steppe. Les forces profondes de la planète étaient à l’œuvre, et le seul fait pour un être humain de s’aventurer sur ce territoire largement inexploré constituait un défi aux lois de la Prairie. La cavalière éprouvait l’impression étrange que doit ressentir l’éclaireur lorsqu’il vient de franchir les lignes ennemies. Tous les sens sont en alerte, car au lieu de les émousser, l’angoisse aiguise le regard, le flair et la finesse de l’ouïe. On se sent d’une audace d’homme ivre. Qu’adviendrait-il, si le hasard la guidait vers le repaire des Hipparions ? Primo, sa curiosité serait satisfaite, elle pourrait à bon droit se féliciter de son courage ; secundo, elle ne vivrait sans doute pas assez longtemps pour faire état de ses découvertes, et cette mission suicidaire n’aurait servi à rien. Au fond, qu’elle découvrît ou non les Hipparions, son initiative était vouée à l’échec. Loin de la gêner, ce désenchantement lucide lui semblait une preuve de sang-froid.
Un hurlement s’éleva, loin derrière elle. Quijote se figea, les oreilles droites. Marjorie écoutait son propre souffle court et n’osait pas se retourner. Le cri lui avait fait l’effet d’un éblouissement, il avait jailli comme une stridence de lumière. Pourquoi fallut-il, à cet instant précis, que surgît dans sa mémoire le visage d’une ravissante idiote, celui de la petite Janetta, avec son regard fou de trépanée ? Il lui apparut soudain que sa « rencontre » avec les Hipparions pourrait avoir d’autres conséquences que la mort brutale à laquelle elle s’était naïvement préparée. Toutes les horreurs qu’une imagination normale était capable d’inventer lui parurent en dessous de la vérité. Elle se représenta les actes les plus infâmes, les plus outrageants, ces images prirent son orgueil et sa dignité de plein fouet. Elle se ressaisit de justesse, brusquement dégrisée. Devant eux sinuait un semblant de piste, un ruban d’herbe courte et drue au milieu du déferlement des roseaux. Elle guida Quijote sous le couvert de cette forêt, s’enfonça de quelques mètres et mit pied à terre. Tant bien que mal, elle redressa les hautes tiges qui s’étaient écartées sur leur passage.
Ce camouflage est inutile, ils sentiront ta présence, et celle du cheval, se disait-elle. Du moins se trouvaient-ils sous le vent par rapport à la créature dont le cri les avait tout à l’heure glacés d’épouvante. Ils demeuraient cependant deux proies rêvées pour tous les prédateurs à des lieues à la ronde. Le plus sage n’était-il pas de faire demi-tour et de rentrer en vitesse en espérant que personne, à la maison, n’aurait découvert son absence ? L’inanité de sa folle escapade lui apparut, l’illusion se dissipa, la laissant honteuse d’avoir été ridicule. À présent que sa décision était prise, elle avait hâte d’en finir. Elle ramena Quijote sur le sentier et mit le cap sur Opal Hill. Le cheval se laissa docilement conduire, puis de son propre chef, sans raison apparente, s’arrêta. Étonnée, la cavalière le poussa du talon, à peine.
Elle comprit quand de tout près monta un second hurlement dont la source devait se trouver sur le trajet qu’il leur restait à franchir pour regagner la propriété. Cette retraite leur était coupée. Il allait falloir improviser un autre itinéraire.
Quijote, alors, vira tranquillement et revint sur ses pas. Marjorie fit quelques tentatives pour le remettre sur le droit chemin… Peine perdue, sa monture ne lui obéissait plus. Un bref affolement la secoua, puis le calme l’envahit. Elle s’abandonna à la volonté du cheval. Il en savait plus long qu’elle ; son odorat subtil avait détecté quelque chose. Du reste, elle n’avait pas le choix.
Cette randonnée inattendue l’entraîna fort loin, par monts et par vaux. Qu’il fût en terrain plat ou frôlât les précipices, Quijote allait toujours du même pas de promenade, les oreilles inclinées, comme pour suivre les directives d’un pilote invisible. Quand il fit halte au pied d’une colline, ce fut pour s’allonger sur-le-champ dans les fougères. La cavalière extirpa sa jambe coincée sous le grand corps inerte, se mit debout et contempla le cheval avec une profonde perplexité.
Quijote s’était couché de tout son long. Il fait le mort, songea Marjorie. Seules les oreilles remuaient encore, à l’écoute d’elle ne savait quoi.
— Bien, murmura-t-elle. Si tu m’expliquais pourquoi tu m’as conduite ici ?
Il tourna les yeux vers elle. Un frisson stria sa robe comme une étincelle. Signal de danger. Marjorie ne tremblait plus, pourtant elle savait à quoi s’en tenir sur l’origine du malaise qui l’oppressait depuis qu’ils s’étaient arrêtés. L’indicateur de route confirma qu’ils avaient progressé vers le sud, dans la direction générale que Sebastien Mecano avait montrée avec réticence. Le vent avait tourné. Il charriait la menace sous une double forme, olfactive et auditive. Ni parfum, ni puanteur, l’odeur était d’une étrangeté absolue ; quant à la rumeur, elle lui parvenait par saccades, une alternance de clameurs et de gémissements. À l’aide du couteau laser, Marjorie faucha une grande brassée de fougères dont elle couvrit Quijote pour le dissimuler à la vue et au flair de qui passerait à proximité. Puis elle rampa vers le haut du versant. Parvenue au sommet, elle fouilla la vallée du regard, entre les feuilles.
L’odeur lui fouettait le visage ; elle l’aspira à pleins poumons.
Le ciel sembla se dilater. Elle fut projetée dans l’espace, tout en ayant l’impression d’être aplatie contre le sol.
Sous son menton, son bras comprimé avait la minceur du papier.
Sa tête fut écrasée sous un poids énorme ; elle n’avait rien senti.
Son corps s’amenuisait. Elle essaya en vain de bouger le petit doigt.
Dans la vallée était rassemblée une meute compacte, immense, bigarrée. Il y avait des chiens couchés, assis, debout, des chiens de toutes les couleurs dont la peau flottait, ondulait, se couvrait d’aspérités fluctuantes, comme si leurs victimes avalées toutes vives se débattaient à l’intérieur.
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