— Jusqu’à présent, aucun être vivant, homme ou animal, sur lequel ils ont expérimenté leurs découvertes n’a pu sécréter d’anticorps. Tony, tu sais à présent à quoi t’en tenir. Je compte sur toi…
— Pour ne rien révéler à Stella, cela va de soi.
— Elle se ferait un malin plaisir de nous trahir à la première occasion, trop heureuse de prouver qu’elle n’en fait qu’à sa tête.
— Marjorie a raison, j’en ai peur, soupira le Père Sandoval.
Stella était encore une enfant que le prêtre recevait déjà ses confessions. Malgré cette relative intimité, perpétuée au fil des ans, il ne pouvait se vanter d’avoir pénétré les arrière-pensées de la jeune fille, ou ses problèmes, encore moins d’avoir sur elle une quelconque influence. Au même titre que son père, elle demeurait à ses yeux une figure solitaire, refermée sur sa propre énigme, incapable de réelle fraternité. Dans le cas de Stella, on pouvait envisager une évolution favorable. L’amour, le mariage exerceraient sur cette rebelle une action stabilisatrice, elle rentrerait dans le rang. Rigo, lui, avait laissé passer sa chance. Personne ne pouvait réussir là où Marjorie avait échoué.
Tandis que le Père Sandoval lui concoctait un avenir en rose, à califourchon sur le simulateur, Stella commençait sa sixième heure de supplice. Les yeux clos, raidie dans l’attitude idéale du chasseur, elle avait depuis longtemps atteint cette sorte de saturation qui abolissait la douleur, la faim, la soif, et frappait les pensées de stérilité. Presque tout en elle faisait silence. Hector Paine était parti depuis longtemps, Rigo ne reprendrait pas son entraînement avant le lendemain. Aucun domestique n’aurait l’idée de pousser la porte de cette salle désaffectée. Autour d’elle, sur les écrans, les paysages de la Prairie défilaient en trois dimensions. Des fantômes d’herbes lui fouettaient le visage. La machine tanguait et roulait sur le rythme le plus irrégulier, afin que jamais ne se relâche sa vigilance. Au centre de cette exaltation froide, si différente de la joie, s’ouvrait une radieuse échappée sur les rêveries les plus romanesques. Là, dans ce réduit encore épargné de sa conscience, Stella faisait ses confidences à Elaine Brouer. Elle racontait comment, alors qu’elle dansait au bras d’un jeune homme paré de toutes les vertus, il s’était produit entre eux cet éclair, cette reconnaissance voluptueuse qui vous métamorphose à jamais. À la seconde où son regard avait rencontré celui de la jeune fille, Sylvan bon Damfels avait scellé son destin. « Il m’aime », disait-elle à son amie attentive. « Cela s’est passé si vite. Il m’aimera toujours. »
Je l’aime, se disait au même instant Sylvan, tout en déambulant à travers les allées de Klive, entre les bosquets et les tapis de gazon rouge et bleu. Il m’a suffi de poser les yeux sur elle, et tout était dit.
Stella était alors bien loin de ses préoccupations.
— Bénissez-moi, mon Père, parce que j’ai péché.
L’après-midi se condensait en triste pénombre dans l’angle de la chapelle où le confessionnal avait été relégué. Seule source de lumière, la petite flamme de l’autel diffusait un chatoiement doré.
— J’ai éprouvé du ressentiment contre ma fille, j’ai nourri de mauvaises pensées contre mon époux…
Elle se trouvait seule en compagnie du Père James dont la respiration demeurait imperceptible derrière la grille. Rigo s’était enfermé avec Hector Paine ; le Père Sandoval et les enfants avaient pris les trois juments pour se rendre au village où les attendaient Sebastien Mecano et sa jeune épouse Dulia, qu’il présentait volontiers comme « le meilleur cordon-bleu de toute la galaxie ». Échaudée par l’accueil désastreux réservé à la seule initiative qu’elle se fût autorisée depuis son arrivée, Eugénie avait décidé de ne plus sortir. Comme elle effectuait un détour par le fond du parc pour gagner la chapelle et passant à proximité du pavillon, Marjorie avait entendu s’élever une ritournelle chantée d’une voix mélancolique, comme si la jeune femme rêvait aux jours heureux de jadis. Le refrain s’était logé dans sa tête et n’en finissait pas de trotter, en contrepoint de ses pensées moroses.
— Stella m’impatiente chaque jour davantage, dit Marjorie.
Le Père James ne trouva rien à répondre, il savait trop bien à quoi s’en tenir sur l’incompatibilité d’idées, de tempéraments entre la mère et la fille.
— Je me suis querellée avec Rigo. Je m’insurge contre cette décision qu’il a prise de chasser avec les aristocrates. Dans mes accès de découragement, j’en arrive à douter de tout et même de Dieu.
Ce dernier aveu appelait une réaction immédiate de la part du confesseur. Le Père James choisit la douceur.
— Les difficultés s’accumulent et l’espoir vous abandonne, est-ce une raison pour douter de sa miséricorde ? Pour que Dieu vous réponde, Marjorie, adressez-vous à lui.
Si Dieu était bon, Rigo serait amoureux de moi, songeait Marjorie. Il ne m’imposerait ni ses maîtresses, ni ses caprices. À mi-voix, elle formula un tout autre grief.
— Père James, si Dieu était clément, s’il était juste, il ne permettrait pas que l’épidémie décime ses créatures.
Un silence lui répondit, si long qu’elle imagina le prêtre simplement assoupi, dans son réduit derrière la grille. Quand il reprit enfin la parole, ce fut d’une voix presque timide, rêveuse, comme s’il avait peur d’effrayer sa pénitente et la tranquillité de la chapelle en usant du ton de professeur de catéchisme qui était de mise dans ces circonstances.
— Marjorie, voici quelques jours, je me suis coupé au doigt contre le tranchant d’une herbe. Une vilaine entaille, très douloureuse. Elle me gêne encore. Blessure insignifiante, me direz-vous, pourtant elle ne cicatrise pas plus vite que celles d’amour-propre.
— Les herbes de cette planète ne se laissent pas cueillir facilement, en effet, dit Marjorie qui s’était déjà fait plusieurs estafilades. Où voulez-vous en venir ?
— Tandis que j’étais sottement planté à perdre mon sang, j’enrageais d’être impuissant à fermer cette plaie qui me faisait souffrir et promettait de m’enlever pour quelque temps l’usage normal de la main. Cette lésion, je n’avais pas le pouvoir de la guérir, les bords de l’entaille ne se fermeraient pas sous l’effet de ma simple volonté. Aucun être humain ne peut commander à ses propres cellules. Imaginons cependant qu’un savant génial invente un micro-organisme, un virus capable non seulement de s’autoreproduire, mais de voir et de raisonner. Injecté dans l’organisme, il aurait pour mission de proliférer, d’affronter les germes infectieux et de les détruire. Cette armée invisible, composée d’un nombre indéterminé de braves petits soldats, livrerait une bataille sans trêve et sans merci dont le malade ignorerait les terribles épisodes. Il ne pourrait rien affirmer de l’issue de cette guerre avant d’être sauvé, ou de rendre le dernier soupir.
— Mon père, je comprends de moins en moins…
— Il m’arrive de penser que nous, les vrais croyants, nous sommes à l’échelle du monde semblables à cette petite armée de l’ombre.
— Dois-je comprendre qu’à votre avis, la puissance divine est incapable de juguler l’épidémie ? Ou que Dieu n’a pas l’intention d’intervenir ?
Elle perçut un soupir. Impatience ? Résignation ?
— Et si nous étions le résultat tangible de cette intervention ? Pourquoi Dieu n’exigerait-il pas de ses créatures qu’elles soient les agents du miracle que nous le supplions d’accomplir ? Il nous a conçus en fonction de cette tâche particulière et nous voici rangés en ordre de bataille, prêts à lui obéir. La perspective du combat nous effraie, et nous le supplions ardemment de se trouver d’autres champions. Les doléances individuelles, Dieu ne les entend pas, pas plus qu’il ne discerne nos gesticulations. Son regard infini contemple les choses sous leur aspect le plus vaste, sans s’arrêter aux singularités. Quand le grand corps de l’univers sera guéri, pas avant, il saura si nous avons bien joué le rôle qu’il nous avait assigné.
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