— J’ai présenté à mes supérieurs un rapport à ce sujet, répondit Mainoa avec raideur. Sans doute pense-t-on en haut lieu que la sénilité m’inspire ces folles imaginations. À ma connaissance, personne n’est encore venu s’assurer sur place de la véracité de mes témoignages.
Plus sensible qu’elle ne voulait l’admettre à l’influence funèbre de ces ruines peuplées de cadavres mutilés, auxquels se superposait par intermittence la mystérieuse cacophonie de voix éteintes depuis la nuit des temps, Marjorie donnait des signes de lassitude et de nervosité. Remarquant son regard anxieux, le Père Sandoval lui toucha le bras.
— Ces ruines sépulcrales distillent tous les ingrédients de l’angoisse, dit-il. Prenons garde de ne pas nous laisser torturer par les sottes superstitions que pourraient inspirer les vestiges émouvants d’une race morte. En plus étendue, cette cité me fait penser aux communes rurales dans lesquelles vivaient jadis nos paysans. N’y a-t-il aucun quartier d’affaires, pas même un centre commercial ? On se représente mal ces ruelles grouillantes d’activités multiples.
— Il en est ainsi de toutes les cités Arbai, expliqua Mainoa. Elles ressemblent à des villages, en effet. Aux yeux des Terriens, leur mode de développement peut sembler plein de contradictions et d’inconséquences. Nous n’avons trouvé ni vaisseaux, ni moyens de transport au sol, ni même, à proprement parler, de machines au sens où nous l’entendons, et cependant, ils voyageaient dans l’espace. Aux grandes concentrations urbaines dans lesquelles les hommes ont choisi de s’enfermer, ils préféraient les unités modestes, regroupant quelques centaines d’habitants tout au plus.
Le Père Sandoval l’écoutait avec attention.
— Vous avez fait allusion à une terre ancestrale dont ils auraient conservé la nostalgie. D’où viennent les Arbai ? A-t-on identifié leur planète d’origine ?
— On prétend qu’il pourrait s’agir de la Pénitentiaire, sur laquelle furent retrouvées des cités en nombre important. Une hypothèse que tous les archéologues ne partagent pas.
— Au fond, l’extinction des Arbai elle-même n’est qu’une supposition, avança le Père James, pensif, les mains enfoncées dans ses poches. Comment savoir si l’espèce ne coule pas des jours paisibles, dans quelque région inexplorée du système ?
Mainoa haussa les épaules.
— Certains ne voient dans les ruines exhumées ici ou là que de simples avant-postes, l’équivalent sommaire de nos colonies. Selon eux, nous n’aurions pas encore découvert le véritable foyer de la civilisation Arbai. Vous demandiez si la cité comprenait un centre, un emplacement pouvant accueillir la vente de biens ou de services. Cette rue conduit à un vaste espace dégagé, sur trois côtés duquel sont ménagées des alcôves. Dans l’une d’elles furent trouvées des jarres de tailles et de dimensions variées ; une autre contenait des paniers en quantité. On pense aussitôt à des échoppes de commerçants ou d’artisans. Au milieu de la place s’élève une estrade soutenant un objet bizarre dont personne ne sait s’il s’agit d’une machine ou d’un échantillon d’art plastique. Ce pourrait aussi bien être un autel, une tribune réservée aux débats publics, un observatoire pour les astronomes ou les amoureux des étoiles, une structure utilisée par des forains pour faire leurs acrobaties. Le saurons-nous jamais ? Un grand bâtiment abrite la bibliothèque. Elle contient des montagnes de livres, semblables à ceux dont les hommes se servaient voici encore deux siècles, avant que l’expression de la pensée ne trouve quantité d’autres supports.
— Des volumes reliés ? s’enquit le Père Sandoval.
— Certains sont très beaux. Chaque page est photographiée, j’ai mis là-dessus une équipe de jeunes moines. Précisons qu’ils sont à ma disposition quand l’intendant du Monastère n’a pas de tâche plus urgente à leur confier. À une date indéterminée seront enfin disponibles plusieurs fac-similés. Envoyés au Saint-Siège, ils seront ensuite distribués dans les principales universités.
— Sans pouvoir être traduits, murmura Marjorie.
La porte délabrée d’une maison livrait au regard une hécatombe, une de plus. Elle regardait, le cœur serré.
— Pas un mot, en effet, sur ces milliers de pages couvertes de caractères cunéiformes entrelacés. Si nous avions trouvé un édifice consacré au culte, nous aurions cherché dans sa décoration intérieure ou extérieure un groupe de signes plusieurs fois reproduit dont nous aurions pu espérer qu’il constituait le mot « Dieu ». S’il y avait eu un trône, nous aurions cherché le mot « Roi ». Notre tâche serait plus facile si les livres contenaient des illustrations.
— N’avez-vous pas déterré d’objets usuels ? voulut savoir le Père James.
— Très peu. Récipients, paniers, coupes. Aucun vêtement, aucun accessoire, si ce n’est quelques ceintures, ou plutôt des écharpes, bandes de fibre textile larges d’une dizaine de centimètres, longues de deux mètres, rehaussées de superbes motifs de couleur. Les Arbai s’entouraient d’ustensiles en petite quantité, choisis en fonction de leurs qualités esthétiques. Ils étaient fabriqués à la main, avec beaucoup de soin. Pas un qui soit signé. Nous n’avons trouvé aucun objet manufacturé, et rien qui ressemblât de manière indiscutable à une machine. Il y a bien ces engins que l’on appelle un peu gratuitement des incinérateurs, et la grande structure centrale de la place. Peut-être sont-ce là des machines. Peut-être ne saurons-nous jamais quels véhicules utilisaient les Arbai pour leurs déplacements spatiaux.
Tony suivit du bout des doigts la ligne d’un profil d’argile.
— Leurs cités sont-elles toutes construites sur le même modèle ?
— Au contraire, elles présentent une grande diversité architecturale dans la mesure où les Arbai utilisent les matériaux qu’ils ont sous la main. Quand le terrain est argileux, ils élèvent des maisons de pisé avec des toits en terrasse coiffés de chaume. Dans une région boisée, ils choisiront les rondins. La pierre aura leur préférence, s’ils peuvent l’extraire en quantité suffisante. Les pavés que nous foulons viennent d’une carrière située non loin d’ici, à présent envahie par la végétation. Ailleurs, ils n’ont pas hésité à construire leurs habitations au sommet des arbres.
Marjorie haussa les sourcils, prodigieusement intriguée.
— Des demeures arboricoles ? Sur quelle planète ?
Mainoa la dévisagea et se troubla soudain, comme s’il tentait de s’y retrouver dans le labyrinthe de sa mémoire.
— C’est étrange… voilà que je ne sais plus. Pourtant je suis certain de ne pas me tromper.
— Des cités mortes, murmura Tony. On n’a pas retrouvé un seul survivant, n’est-ce pas ?
— Épidémies, massacres, ils ont tous péri, en effet. À moins que certains d’entre eux n’aient tout simplement déménagé.
Ils débouchèrent sur l’espace dégagé qui avait pu tenir lieu de place du marché, ou d’agora, ou de terrain de jeu. En son centre se dressaient l’estrade et le monument dont avait parlé Mainoa. Il s’agissait d’un ruban tordu en forme de huit, assez haut pour qu’un individu de grande taille pût se tenir debout dans l’une de ses boucles. On aurait dit de la pierre, mais les coups frappés par Tony de son index replié éveillèrent des résonances métalliques. La tranche du ruban était dentelée et gravée de motifs. Alentour, plusieurs drapeaux marquaient les emplacements des corps retrouvés, transportés ensuite à couvert afin d’être examinés. Un seul drapeau se trouvait sur le piédestal.
— À votre avis, qui sont les auteurs de ce massacre ? demanda Tony.
Читать дальше