Le Père Sandoval l’avait écouté, plus sacerdotal que jamais, hésitant à manifester une sympathie qui lui semblait prématurée.
— Les procédés du Saint-Siège ne nous sont pas totalement inconnus, murmura-t-il.
Le frère Mainoa les dévisagea tour à tour.
— À mesure que nous progresserons dans la visite des ruines, je vous demanderai de garder présent à l’esprit ce que je viens de vous dire.
Les visiteurs échangèrent un coup d’œil d’incompréhension. Marjorie se remémora le portrait flatteur que Persun Pollut avait tracé du frère archéologue. Il avait omis de le présenter comme un vieil ours sarcastique.
La ville morte gisait au milieu de l’herbe violette. Les tranchées étendaient leurs ramifications sur un périmètre considérable auquel on accédait par trois marches d’un noir profond, faites de tiges assemblées en faisceaux serrés, plantés à la verticale, dont le sommet avait été aplani pour former une surface absolument lisse qui s’affaissait sous les pas dans un bruit saisissant. On aurait juré une exclamation de souffrance, ou de reproche.
Un peu de respect ! Déchaussez-vous, avant d’entrer dans une nécropole.
L’illusion était stupéfiante. Répondant à cette injonction de l’invisible, Tony se pencha, porta la main à son soulier gauche et se redressa aussitôt, confus et rougissant. Le Père Sandoval se signa vivement, les sourcils froncés dans une expression de surprise et de méfiance ; le jeune prêtre projeta devant lui une main incertaine, comme s’il craignait de perdre l’équilibre. La première réaction de stupeur passée, Marjorie interrogea des yeux leurs guides. Tous les prodiges ont une explication.
Frère Mainoa leur fit un sourire en coin.
— Nous les avons tous entendues, semble-t-il, contrairement au Vénérable Fuasoi, qui reste sourd, à chacune de ses visites. Ne prenez pas l’air fâché, mon Père. Vous soupçonnez quelque supercherie de ma part, vous avez tort. Rappelez-vous seulement qu’il n’est pas donné à tout le monde d’ouïr cet avertissement quand on pose le pied sur ces belles marches végétales que j’ai confectionnées moi-même. Les voix choisissent qui bon leur semble.
Ils se trouvèrent dans une rue revêtue de petites dalles grises, toutes luisantes de pluie. De quelle carrière les bâtisseurs Arbai avaient-ils extrait ce matériau ? L’allée pavée s’évasait à intervalles en espaces circulaires bordés d’élégants trottoirs eux-mêmes soulignés de longues pierres blanches.
Frère Mainoa embrassa le ciel d’un grand geste.
— Naguère, des arbres s’élevaient au milieu de ces ronds-points, dit-il.
Tous levèrent les yeux. Le vent jouait dans les branches, les feuilles bruissaient en un frisson rapide. Marjorie ne voyait rien et n’en croyait pas ses oreilles.
— Quelle sorte d’arbres ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Des arbres d’une essence courante dans la grande forêt de la Zone Franche, s’empressa de répondre Rillibee, impatient de transmettre les renseignements qu’il avait entendus, moins d’une heure auparavant, de la bouche de son aîné. Quelques souches étaient encore en place lorsque la cité fut exhumée. À l’état de fossiles, bien sûr. L’examen paléontologique a révélé qu’il s’agissait d’arbres fruitiers. Vous n’en trouverez que dans la grande forêt.
Les portes et les façades des maisons alignées le long de la ruelle étaient enrichies de sculptures. Frère Mainoa attira l’attention des visiteurs sur les panneaux de bois. Certains, assura-t-il, représentaient des scènes de la vie religieuse.
— En êtes-vous certain ? demanda le Père Sandoval, sans dissimuler son incrédulité.
Mainoa haussa les épaules et se tint coi. Certaines compositions, étranges, inexplicables, suggéraient une interprétation mystique, tel était son avis qu’il n’avait pas qualité pour imposer comme une vérité incontestable. Le Père Sandoval répondit à son silence par un demi-sourire.
Sur une certaine porte, deux Hipparions se tournaient le dos. Ils lançaient des ruades et semblaient s’envoyer des mottes de terre, à moins que les projectiles décochés ne fussent destinés au mystérieux objet que l’artiste avait placé entre eux. Sculpture ou machine ? Bien malin qui aurait pu le dire. Figuré en retrait, un Arbai plein de dignité assistait à la scène. Au demeurant, toute interprétation n’était-elle pas sujette à caution dans la mesure où maints détails significatifs avaient pu être détruits lorsqu’on s’était acharné contre les portes ?
Les panneaux, en effet, étaient en triste état, fendus, éclatés, enfoncés sous la violence d’une poussée qui les avait en partie arrachés de leurs gonds. Les habitations se composaient de petites pièces rudimentaires au sol pavé, aux parois d’argile polymérisée (cette précision fut fournie par Mainoa), percées de larges fenêtres donnant sur la steppe. Nécropole… l’esprit du lieu avait employé ce mot à bon escient. Derrière les portes soufflées, ce n’était qu’un grand désordre de momies démembrées, ossements épars, dépouilles écailleuses. Tout ce qu’il restait des Arbai. Cadavres humanoïdes que les hommes ne pouvaient contempler sans émotion, tant les attitudes, tant les grimaces dans lesquelles la mort avait figé ces malheureux évoquaient la détresse ou l’épouvante humaines. Le regard isolait, ici une mâchoire béante, là des orbites semblables à des trous noirs, ailleurs une main, presque une patte, avec ses trois doigts médians et ses deux pouces, tendue vers le bourreau pour implorer, ou repousser. Dans certains quartiers, de certaines momies retournées à l’état de poussière ne subsistaient que quelques os, un éparpillement d’écailles. Le visiteur trouvait derrière chaque porte les mêmes scènes d’une violence inouïe, dont les victimes se distinguaient seulement par une désintégration plus ou moins avancée.
Marjorie ferma les yeux. De temps à autre, par rafales légères, lui parvenaient des bruits de voix. Ils semblaient provenir de la rue voisine. Des gens parlaient avec animation dans une langue incroyablement étrangère, chargée de sifflements et de rugosités. Un éclat de rire fusait parfois, comme une embardée d’humanité au milieu de ces rumeurs barbares.
— Des fouilles sont-elles en cours aujourd’hui ? demanda-t-elle. Une équipe est-elle au travail non loin d’ici ?
— Nous sommes seuls, Lady Westriding. Frère Mainoa lui adressa un sourire de connivence. Troublant, n’est-ce pas ? Avez-vous réellement entendu l’écho d’une rue animée, ou n’est-ce que le vent, toujours prompt à jouer des tours ? Combien de fois ne me suis-je pas posé cette question…
Marjorie se fit la réflexion que ce moine excentrique connaissait son nom, bien qu’elle n’eût pas le souvenir de l’avoir décliné.
— Cette cité s’intègre bien mal dans son environnement, fit observer Tony. On a l’impression que les Arbai se sont appliqués à greffer sur la Prairie une création d’une extraordinaire originalité.
Mainoa le regarda comme s’il découvrait seulement que ce charmant jeune homme pouvait aussi faire preuve d’intelligence.
— C’est en effet l’aspect le plus remarquable de ces ruines. Leur caractère profondément énigmatique. On serait tenté de penser que ces malheureux s’efforçaient d’évoquer, à travers un habitat si spécifique, le monde de leurs ancêtres, à jamais perdu.
— Décidément, la Prairie est le lieu de tous les mystères, murmura Marjorie. Le nom du Dr Bergrem vous est sans doute familier. Dans l’un de ses ouvrages, elle passe en revue certains phénomènes qui fondent l’originalité de cette planète. Je songe en particulier à cette substance, baptisée d’un nom interminable qui m’échappe, dont la présence dans l’organisme humain est indispensable au renouvellement de nos cellules. On la trouve ici en abondance, et sous une forme dont la Prairie a l’exclusivité. En ce qui concerne les prodiges acoustiques que nous avons remarqués depuis notre arrivée, le Dr Bergrem pourrait sans doute avancer une explication. Est-elle seulement au courant de leur existence ?
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