D’après ce que nous savons, un ou plusieurs individus contaminés seraient arrivés sur la Prairie à l’insu des autorités. Ils en seraient repartis guéris. Tous nos espoirs reposent sur ce fragile renseignement. Aussi ai-je l’intention de me mettre en route sans différer, mais sans précipitation, de peur d’éveiller les soupçons. Afin de donner à cette expédition les apparences d’une tournée officielle, je serai contraint de m’arrêter ici et là, toutefois je compte arriver sur la Prairie peu après l’envoyé de mon prédécesseur. Dans l’intervalle, si tu as ouï dire que Yrarier est sur une piste, fût-ce la plus ténue, fais-le-moi savoir sur-le-champ en utilisant le circuit dont je t’indique ci-joint les étapes.
À ce stade, tu l’auras compris, il s’agit surtout de ne pas donner l’alarme. Un vent de panique balaierait tout sur son passage. Nos marges de manœuvre se réduisent de jour en jour, la situation se tend, elle ne tient plus qu’à un fil. À l’heure où j’écris, le vieux Hiérarque n’en a plus pour longtemps. Ton serviteur, ami de toujours et cousin, se porte comme un charme. Plaise au ciel qu’il en soit encore ainsi lorsque je m’embarquerai pour la Prairie ! S’il se passe quelque chose, avertis-moi. Je compte sur toi.
La missive était signée Cory Strange. Leur amitié ne datait pas d’hier. Elle remontait à l’époque lointaine où Jhamlees Zoe n’était encore que Nods Noddingale. Aux dernières nouvelles, il n’avait pas lieu de s’inquiéter, ni de prendre sa plume pour répondre au nouveau Hiérarque. L’ambassadeur du Saint-Siège était là depuis peu de temps. Jhamlees Zoe n’avait entendu parler d’aucun cas de maladie mystérieuse. Pour plus de sûreté, il donnerait de nouvelles instructions à son assistant, Noazee Fuasoi, en termes assez vagues pour ne pas lui mettre la puce à l’oreille. Dorénavant, je vous prierais de me tenir informé de toutes les rumeurs de caractère inhabituel… Fuasoi obéirait sans poser de questions.
Songeur, le Révérend remit le pli dans l’enveloppe, celle-ci dans le paquet et rangea le tout dans son coffre.
Ainsi s’écoulaient les jours, entre la prière du matin et la prière du soir, les répétitions de la chorale, les messes chantées, les menues besognes, le réfectoire, les acrobaties, la fuite dans le rêve, véritable combat de la persévérance. Chaque nuit, il s’endormait d’un sommeil de bête ou de pierre. Pour ainsi dire, Rillibee ne voyait pas le temps passer. Bientôt, lui avait-on dit, il serait affecté à une tâche permanente.
Au jour dit, sous le masque de frère Lourai, Rillibee se faufila hors du Monastère et courut jusqu’à la cité Arbai afin de discuter de son avenir avec le frère Mainoa, la seule personne en qui il eût confiance. À son réveil, il avait pris une nouvelle fois la décision de surseoir à son suicide. C’était un premier pas dans la bonne direction, ses supérieurs en conviendraient certainement, toutefois cela ne résolvait pas le problème de sa vocation. À présent qu’il était décidé à vivre, qu’allait-on faire de lui ?
— Ils veulent savoir si une activité serait, plus que les autres, conforme à mes goûts, déclara-t-il d’une voix angoissée. Je dois leur donner ma réponse cet après-midi.
— Rien de plus naturel, le rassura frère Mainoa. Te voilà plus ou moins intégré dans la collectivité ; ensuite, frère Flumzee, alias Beaupré, et sa tribu d’orangs-outans semblent disposés à t’accorder un répit, bien qu’ils aient déjà sur la conscience plusieurs assassinats maquillés en accidents. Tout est rentré dans l’ordre, aussi a-t-on décidé en haut lieu de régulariser ta situation.
— Où cela un répit ? répliqua Rillibee indigné. Disons plutôt qu’ils n’ont jamais trouvé l’occasion de me nuire. Ils me haïssent toujours autant. C’est bien simple, moins ils me voient, moins ils ont envie de me voir.
— Pourquoi ne pas leur donner entière satisfaction ? Pour éliminer un adversaire, le plus simple est encore d’aller au-devant de ses désirs. Ils t’ont assez vu ? Parfait, débarrasse le plancher une bonne fois. La meilleure solution, à mon avis, serait que tu viennes travailler avec moi sur le chantier, et tant mieux si nous pouvions obtenir ta mutation avant que les vingt coups de fouet promis ne reviennent à la mémoire du Révérend. Comment suis-je informé de cette punition ? Quelqu’un a dû me renseigner, je ne sais plus qui. Pour en revenir à l’entretien que tu auras cet après-midi, garde-toi de laisser entendre que les fouilles archéologiques ne te déplairaient pas. C’est le plus sûr moyen d’être envoyé ailleurs.
Le vieux frère réfléchit un instant, tout en mâchouillant un brin d’herbe.
— À ta place, reprit-il, voici comment je procéderais. Je plaquerais sur mon visage un air de chien battu et leur demanderais de me communiquer la liste des places à pourvoir. Ils énuméreront une demi-douzaine d’activités au nombre desquelles le chantier. S’ils omettent de mentionner cette possibilité, fais-le, mais sur le ton le plus évasif. « Le jour de mon arrivée, la navette qui m’amenait du spatioport a survolé la cité Arbai », pourrais-tu marmonner du bout des lèvres. Ils ne manqueront pas de saisir la perche. Dès que tu entends prononcer le mot « chantier », tu te récries : « L’archéologie ! Très peu pour moi. Je m’ennuierais à périr au milieu des ruines…» Cela devrait les convaincre.
— Pourquoi ce petit machiavélisme ? Le Vénérable Laeroa sera présent. Ne m’aviez-vous pas dit qu’il était digne de confiance ?
— En effet, Laeroa est un type bien et je ne lui ménage pas mon estime. Un esprit ouvert, un érudit. L’archéologie l’intéresse, le jardinage et surtout la botanique. Malheureusement, il ne lui appartient pas d’assigner leurs fonctions aux nouvelles recrues. C’est le rôle du Vicieux Responsable des Troubles Endocriniens, l’ignoble Noazee Fuasoi. Ce grand misanthrope s’acharne à faire le mal de tous ceux qui tombent sous sa coupe ; il ne connaît pas d’autre joie dans l’existence. Un de ses grands plaisirs consiste à faire de chacun l’esclave du travail qui lui convient le moins. Shoethai l’assiste dans cette tâche rebutante, mais personne ne se donnerait la peine de haïr ce misérable second couteau. L’insignifiance du personnage le met à l’abri des aversions tenaces.
— Dans son cas, il s’agirait plutôt d’une répulsion insurmontable. Quand on se trouve en face d’un tel monstre, on est partagé entre les haut-le-cœur et l’envie de meurtre. Son visage est cabossé comme si un enragé avait voulu l’écraser.
— Ce pourrait bien être l’explication, en effet. En le voyant si laid, son père aurait tenté de rouer de coups le nouveau-né, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il s’est fatigué avant d’en arriver là, prétendent les mauvaises langues.
— Il faut donc leur dire à tous deux le contraire de ce que je pense… ?
Mainoa acquiesça avec vigueur.
— C’est aussi simple que cela et je me porte garant du résultat. Tu prends une mine d’enterrement et tu proclames ton dégoût pour les momies et les vieilles pierres.
— Qui m’assure qu’il n’en sera rien ? Et si, sans le savoir, je leur disais la vérité ?
— Quelle vérité ?
— Comment puis-je être certain de me passionner pour l’archéologie ?
— Au pire, cette besogne t’apparaîtra, comparativement, comme un mal supportable. Malgré les grandes qualités de monte-en-l’air que tu as révélées ces derniers temps, préférerais-tu passer au Monastère tes vingt prochaines années ? Au début, cela peut sembler drôle, même enivrant, de faire le singe à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol, sous l’œil jaloux des casse-cou de moindre envergure. Il faut songer aux lendemains. Tout d’abord, l’émulation conduit à de dangereux excès. Ensuite, en admettant qu’un bon acrobate fasse de vieux os, on se lasse de cette relation contemplative avec le ciel et l’horizon. Un de ces jours, alors que tu seras perdu dans tes pensées, la tête dans les nuages, Beaupré ou l’un de ses chenapans profitera de la distraction de ton garde du corps pour te précipiter dans le vide. Sur le chantier, au moins, tu ne risques rien. Ici, tu peux faire une croix sur le saint-frusquin des prières et autres salamalecs. Ici, nous allons de surprise en surprise, jusqu’au jour où nous déchiffrerons l’énigme entière.
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