Le chef élargit son sourire à se fendre les joues. Rillibee songea à la grimace jubilante du bourreau sur le point d’arracher les ongles de sa victime.
— Pardonnez-lui, mes frères, il ne sait pas ce qu’il dit. Es-tu seulement ignorant, catimini ? Ne serais-tu pas plutôt un crétin congénital ? La vie des catiminis est un enfer de tous les instants. Tu ne me crois pas ? Demande au pauvre Shoethai.
— Qu’est-ce que l’enfer de Shoethai comparé aux souffrances qu’endure tout être vivant frappé par l’épidémie ? répliqua étourdiment Rillibee.
— L’épidémie ? Beaupré se tordait d’un rire silencieux. Excellente plaisanterie. Fais-en profiter d’autres que nous, petit frère. Hop, il est temps de montrer ce que tu as dans le ventre. Grimpe !
— Grimper où ? Grimper sur quoi ? s’enquit Rillibee avec une belle désinvolture. Il se sentait gagné par une vague angoisse assez désagréable, prélude à une pesanteur de tête familière, elle-même le premier symptôme du vertige. Le moment était mal choisi pour céder à ce genre de malaise. L’urgence de la situation lui inspira un pauvre stratagème, destiné à gagner un peu de temps. Avant que nous ne procédions à cette fameuse initiation, ne pourrais-tu me présenter certains de tes camarades ? demanda-t-il.
Beaupré le gratifia de son terrible sourire en lame de faucille, pour montrer qu’il n’était pas dupe et consentit, bon prince, à satisfaire sa curiosité. D’un geste, il invita les autres à obtempérer. Artimon, le Dessossé, Grand Mât, Petit Mât, Zigomar, Guibolles et Fildefer déclinèrent successivement leur identité. Rillibee se fit un devoir de retenir tous les noms et de fixer dans sa mémoire les visages correspondants.
Le Désossé retint son attention. Un grand gaillard émacié avec un regard profond qui ne cédait pas dans son visage de sphinx. Il gardait les yeux fixés sur Beaupré et ne s’était guère manifesté jusqu’à présent. Celui-ci ne se contentait pas d’être le simple aboyeur du monarque. Peut-être avait-il l’étoffe d’un rival ? En jouant sur ses frustrations, peut-être, le moment venu, pourrait-on faire appel à lui pour contrarier la rage dominatrice de Beaupré ?
Celui-ci s’impatientait.
— Nous n’avons pas toute la nuit ! s’écria-t-il. En route !
Ils s’abattirent sur Rillibee, pêle-mêle, grouillement fiévreux parcouru d’un bruissement de ruche. Le « catimini » se sentit soulevé de terre. On l’emporta le long de la galerie. On lui fit gravir une volée de marches au sommet desquelles on le fit passer par une trappe. Il se retrouva sur un toit de chaume. Non loin de l’orifice s’élançait une tour ; une échelle d’aspect délicat était dressée contre la mince colonne. Elle conduisait à la première fourche. Au-delà s’enfuyaient d’autres spirales, d’autres échelles, dont les sommets s’évanouissaient dans la brume.
— Il n’a pas froid aux yeux, je le sens, murmura le Désossé. Sa poigne de fer crocheta l’épaule de Rillibee. Tâche de te distinguer, minus.
Beaupré montra les dents.
— De quoi je me mêle ? Il flanchera comme les autres. Veux-tu parier ?
— Topons là, Beaupré ! Une semaine de corvée de cuisine, l’enjeu te convient ? S’il se dégonfle, je prends ton tour ; s’il tient le coup, je t’abandonne le mien.
— Marché conclu, Désossé. Tu as vu ses yeux ? C’est un crevard !
Le chef fit mine de se tenir les côtes. Rire muet de squelette propre à donner la chair de poule. Rillibee sentit la peur lui monter comme un doigt glacé le long du dos.
Que faire, mon Dieu, que faire ? s’égosilla la petite voix intérieure qui ressemblait furieusement à celle du perroquet.
— Commence donc par la fermer, chuchota Rillibee.
— Si tu as quelque chose à dire, catimini, fais en sorte que je puisse l’entendre !
Rillibee secoua la tête. Cette fois, il se voyait perdu. Beaupré, en effet, n’était pas homme à se faire souffler l’enjeu d’un pari. Une fois là-haut, il s’arrangerait pour que la situation tourne à son avantage, que l’expérience, autrement dit, tourne court pour le malheureux cobaye. Quelle importance, au fond ? Il se pouvait bien que sans le savoir, ce grand primate fort en gueule lui rendît un fier service.
Je suis un crevard, gémit le perroquet. Tuez-moi tout de suite !
Ils l’entouraient, à présent, et le pressaient d’explications. Les règles de l’initiation étaient simples. On lui donnait trois minutes d’avance ; passé ce délai, on se ruait à ses trousses. S’il était assez prompt pour gagner une autre échelle et redescendre sans être rejoint, il recevait le titre d’acrobate. Si on lui mettait la main dessus avant qu’il n’eût à nouveau touché le toit de chaume, il restait un catimini et, comme tel, se voyait rouer de coups, avec plus ou moins de violence selon le plaisir qu’il avait donné à ses poursuivants. S’il se faisait prendre trop vite, la raclée se devait d’être mémorable. Il pouvait aussi glisser et se rompre le cou, à moins qu’il ne se relevât sain et sauf. Cela s’était vu : le chaume amortissait les chocs. Il pouvait aussi refuser de gravir l’échelle. Il ne survivrait pas assez longtemps à ce choix pour regretter d’avoir voulu tenir tête aux acrobates.
— Allons, Lourai ! Hop, hop, hop ! entonna la détestable racaille. C’est le jour de son initiation, le plus beau jour de sa vie !
Ni les braillements ni les menaces n’auraient pu à eux seuls l’inciter à se plier à leur caprice. Au cours de toutes ces années, l’idée de la mort lui était devenue habituelle. Joshua, Songbird et Miriam n’étaient plus. À quoi bon poursuivre une existence misérable ? Depuis trop longtemps, il était las de ce perpétuel et douloureux ressassement du passé. Mais le trépas auquel il aspirait devait être semblable au sommeil, paix, silence et joie céleste. Jamais il n’accepterait d’être soustrait à la vie de manière aussi rebutante, et pour le bon plaisir d’un énergumène.
L’échelle ne l’effrayait nullement, malgré son étroitesse et sa hauteur vertigineuse. Il en avait vu d’autres, le conduit du vide-ordures du Saint-Siège, en particulier. La descente et la remontée rituelles n’auraient donc pas été tout à fait inutiles. Il avait appris les règles élémentaires que connaissent tous les alpinistes et funambules, ne jamais regarder en bas, s’assurer que l’on a une bonne prise avant de confier son poids à un autre point d’appui. Il choisit un barreau situé à hauteur d’épaules, l’agrippa des deux mains et commença l’ascension sans se hâter. À vingt mètres au-dessus du toit, il força le rythme. Il gardait les yeux fixés sur la ligne de fuite de la tour, enfumée de brouillard.
Avaient-ils remarqué, ceux d’en bas, ce lourd plafond qui s’affaissait lentement ? S’il conservait une avance satisfaisante, il s’engloutirait dans les nuages et personne ne le trouverait.
Il atteignit le premier embranchement. Une arche cintrée reliait cette tour à la suivante, contre laquelle filait l’autre échelle. Elle était de jonc tressé, à peine plus large que le pied. Rillibee se souvint des poutrelles du vide-ordures, qui chaque fois lui donnaient l’impression d’être un danseur de corde ; il s’engagea sans hésiter sur cette fragile traverse. De l’autre côté, l’échelle se dressait à pic, on aurait dit qu’elle se cabrait. Il s’éleva à la rapidité d’une araignée grimpant le long de son fil. Une ovation narquoise salua l’exploit. C’était bien la première fois que l’on voyait un catimini trotter sur une passerelle et poursuivre l’ascension au-delà de la première tour ! Plus qu’à l’issue du pari, Beaupré songea à son prestige menacé. Sans attendre l’expiration du délai, il se jeta sur l’échelle. Les plus audacieux s’empressèrent de protester.
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