Le Monastère se trouvait sur un périmètre d’herbe rase, cernée par une steppe plus fournie. Au plus fort de l’été, sous un soleil à rissoler les pierres, les frères moissonneurs fauchaient des graminées colossales, de la taille et du diamètre de tiges de canne à sucre, et les liaient en bottes. Celles-ci étaient halées jusqu’au Monastère. Travail harassant qui occupait la moitié des effectifs de la classe des novices. Entre-temps, les frères fossoyeurs avaient creusé, parallèlement les unes aux autres, de longues tranchées, très étroites, profondes d’environ huit pieds, bornant le périmètre des nouvelles salles. Malgré les nombreux décès, l’afflux constant de nouvelles recrues, les bannis du Saint-Siège, justifiait sans cesse de nouveaux efforts d’agrandissement.
Les tiges étaient plantées sur un double alignement dans les fondations. On obtenait ainsi des haies impénétrables ; le sommet de chacune était ensuite rabattu vers l’intérieur de la surface délimitée, puis joint à l’extrémité supérieure de la rangée opposée, de façon à former une voûte serrée qui serait enfin recouverte de chaume. Les parois latérales recevraient une garniture de palmes tressées. Libre aux architectes de compartimenter ce grand espace clos pour le transformer en dortoir, sans oublier l’indispensable chapelle et la cuisine communautaire. S’il n’avait été hérissé de tours, le Monastère aurait ressemblé à un tumulus géant coiffé d’une superstructure végétale polie et jaunie par le temps.
Au fil des décennies, les tours s’étaient multipliées. Il y en avait des centaines, une forêt de flèches, de plus en plus hautes et téméraires, simulant l’ivresse par jour de grand vent. Au début, simple subterfuge imaginé par de jeunes moines agiles et ingénieux pour tromper leur ennui, la construction des tours était devenue une activité à part entière, une passion, presque une religion pour ceux qui s’y adonnaient avec frénésie, chaque nouvelle création s’érigeant en défi lancé à la face du ciel et ravalant au néant l’espèce inférieure des bâtiments initiaux. Où que l’on se trouvât, dans un rayon de plusieurs kilomètres autour du Monastère, on ne pouvait lever le nez sans être saisi par la splendeur sidérale des tours, reliées entre elles par un lacis de fragiles passerelles, géométrie impalpable à laquelle avaient participé toutes les espèces végétales de la Prairie. Rejetant sur leur épaule les pans de l’encombrante soutane, les moinillons gravissaient ces échelles de Jacob arachnéennes et vacillantes. Ils traversaient des ponts semblables à des lianes jetées en travers de l’abîme et se hissaient à la pointe des flèches, jusqu’à ces plates-formes qu’ils disaient chargées d’énergie céleste et d’où l’on pouvait observer le passage des anges. Peu à peu, cet exercice devint le sport de l’élite et se constitua la secte des acrobates. C’était à qui aurait contemplé, depuis son perchoir, le spectacle le plus grandiose, le plus délirant. L’importance du phénomène obligea le Vénérable Laeroa à déployer des trésors d’ingéniosité pour soustraire des imprudents à l’attention de Fuasoi, inquisiteur redouté. Les champions du Doux Endoctrinement n’étaient-ils pas, autant que la piétaille, à l’affût d’un dérivatif à leur ennui ? Un conseil de discipline, voire un procès pour hérésie, aurait été le bienvenu.
Comme l’avaient fait avant lui quantité de petits frères, tout au long des générations, sa dernière bouchée avalée, Rillibee attendait le coup de gong signalant la fin du repas. Il se lèverait alors de table, porterait son couvert jusqu’au guichet de la cuisine, puis sortirait pour se rendre à la buanderie, et s’assiérait à la pompe pour accomplir la corvée du soir.
Un chuchotement s’éleva dans son dos. Inquiet, il se retourna aussitôt. Il n’y avait là qu’un mur aveugle, sans même une étagère, sans rien.
— Toi, Lourai, ouvre bien tes oreilles, reprit la voix.
Rillibee regarda le plafond sans plus de succès. À la dérobée, il jeta un coup d’œil sur ses plus proches voisins dont le séparaient plusieurs chaises inoccupées, des fonctionnaires subalternes envoyés depuis peu par le Saint-Siège pour étoffer le bureau du Doux Endoctrinement. Il était recommandé de n’attirer leur attention sous aucun prétexte, lui avait dit Mainoa.
— Lourai, ton initiation aura lieu ce soir, après la corvée de pompe.
Il crut percevoir un gloussement malveillant, ricanement de sorcière à chats, et ferma les yeux en appelant sur lui la miséricorde divine. Quand il les rouvrit, quelques secondes plus tard, il eut l’intuition que le danger était écarté, provisoirement. À nouveau, il examina les convives assis à plusieurs mètres d’intervalle et devina qu’il n’y avait là aucune aide à attendre.
Le grand réfectoire se composait de cinq galeries voûtées, rayonnant comme les doigts de la main autour du dôme central. Là étaient assis le Révérend Jhamlees et ses plus proches collaborateurs. Chaque galerie n’abritait qu’une seule table immense le long de laquelle les moines prenaient place par ordre d’ancienneté. Tables et chaises, de fibre végétale finement tressée, faisaient l’admiration de Rillibee. Miriam leur aurait trouvé un air de famille avec le rocking-chair du salon. Mais le fauteuil familial était d’osier commun, d’un jaune banal, quand toutes les nuances de l’arc-en-ciel jouaient sur le mobilier du Monastère de la Prairie.
Les nouvelles recrues étaient affectées d’office aux places les moins reluisantes, en bout de table, loin, très loin du dôme prestigieux. N’ayant personne sur sa gauche, et personne en face, Rillibee se voyait délivré du souci d’une conversation à fleurets mouchetés, écartelé entre la peur de trop en dire et celle de passer pour un niais. D’un autre côté, il s’ennuyait ferme. Il se fit la réflexion que l’ordinaire de cette cantine était supérieur à celui du Saint-Siège. Le vacarme du gong éclata. Sa vibration se prolongea en un interminable point d’orgue. Les moines se levèrent comme un seul homme. Le silence revenu s’emplit d’un vaste bruit de frottement tandis que des centaines de pieds cheminaient d’un pas égal et lent vers la cuisine. Les moines se dispersèrent ensuite dans la nuit.
Une fois dehors, Rillibee suivit l’allée qui, longeant le réfectoire, conduisait à la buanderie. Il s’assit devant l’un des bras du levier servant à manœuvrer la pompe. Peu après, un frère d’un âge indéterminé, montrant le visage clos, indifférent de l’homme soumis depuis des lustres à l’usure de la pure et machinale routine, entrait et s’installait en face de lui. Sans un mot, ils se livrèrent au fastidieux va-et-vient grâce auquel l’eau tiède d’une lointaine source souterraine montait et se distribuait dans les canalisations qui alimentaient les cuves de la cuisine.
— Quelle misère ! marmonna Rillibee, songeant aux pompes actionnées à l’aide de moteurs éoliens ou de batteries solaires dont s’enorgueillissait par ailleurs le Monastère.
Son coéquipier le gratifia d’un regard hostile. La corvée de pompe était une sanction disciplinaire, et comme telle se devait d’être effectuée dans la résignation. Il n’y avait donc pas lieu de s’interroger sur son ineptie ou son caractère injuste. Rillibee poussa un profond soupir. À quoi bon souhaiter en avoir fini le plus tôt possible, ce soir surtout, avec la menace d’une « initiation » dont il pourrait bien ne pas sortir vivant ? Comprenant qu’il n’y avait rien à espérer du dormeur assis qui partageait son triste sort, il employa l’heure suivante à repasser dans son esprit la conversation qu’il avait eue la veille avec le Révérend Jhamlees Zoe.
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