— Cette décision est irrévocable ?
Ce n’était pas vraiment une question, plutôt une constatation, faite sur le ton de la plus grande détresse. Rigo perçut-il l’angoisse de sa femme ? Il y eut un silence.
— Il est trop tard, dit-il enfin.
La discussion était close.
Stupéfiante machine que le simulateur, bien faite pour impressionner les futurs élèves, tant par sa taille que par son aspect effrayant. Le professeur d’équitation lui-même, Hector Paine, précisa-t-il avec un claquement de talons, quinquagénaire corpulent au visage lisse, tout gonflé de son importance, était à peine plus rassurant. Il portait sa tenue noire avec beaucoup de majesté, comme il sied à quelqu’un ayant une fois pour toutes pris le deuil de tous ceux qu’il avait envoyés à la mort.
Rigo avait installé le maître et son équipage dans un salon désaffecté qui servait de garde-meubles. Pour une fois, Stella s’était montrée douce et persuasive ; son père voulait bien qu’elle assiste à la première leçon. Il ne fut pas peu surpris lorsque Hector Paine lui annonça qu’il ne devait pas s’attendre à réaliser des progrès significatifs à moins de quatre heures d’exercice quotidien.
— Tous les matins, une heure de théorie, une heure d’exercice pratique, même chose l’après-midi. À la fin de la première semaine, on augmente la cadence. Nous devons arriver à douze heures d’affilée, un jour sur deux.
Rigo était abasourdi.
— Douze heures ! Vous n’y allez pas de main morte.
— Pensiez-vous qu’il s’agissait d’un jeu d’enfant, messire ? On a vu des Chasses se prolonger pendant plus de treize heures.
— Voilà qui laisse peu de temps pour les autres activités.
— En ce qui concerne les chasseurs, cette question n’a pas de sens. La poursuite du renard est toute leur vie, peut-être vous en êtes-vous rendu compte.
Le ton était un rien persifleur. Rigo lui jeta un regard de côté, dur, aigu.
— Vous ne devez pas manquer d’élèves, et cependant vous avez été spontanément disponible pour venir à Opal Hill, insinua-t-il.
— J’avais reçu l’ordre de me mettre à votre disposition si vous en faisiez la demande, répondit le professeur avec une franchise désarmante.
— Gustave bon Smaerlok, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
Tandis que s’établissait cette prise de contact un peu déconcertante, mine de rien, Stella s’était approchée du simulateur qu’elle examinait sur toutes les coutures, touchant ceci ou cela, intriguée, ravie, fredonnant un air de valse entendu l’autre soir.
— Bon Smaerlok a bon espoir que je capitulerai avant peu ? s’enquit Rigo, plus pour éprouver la roublardise d’Hector Paine que pour obtenir une réponse qu’il connaissait déjà.
— Il n’a rien dit de tel. Toutefois j’ai eu l’impression que votre abandon, si vous deviez en arriver là, le comblerait d’aise.
— Vous a-t-il demandé de lui présenter un rapport régulier ?
— Rien d’aussi fastidieux, heureusement. Quand j’estimerai que vous êtes en mesure de chasser, je devrai l’en avertir. Ne vous faites pas d’illusions, messire Yrarier. Les bambins de l’aristocratie montent sur le simulateur avant l’âge de trois ans, selon le calendrier de la Prairie. Nous les faisons travailler un jour sur deux, pendant des mois et des mois, jusqu’à leur quatrième anniversaire. Autrement dit, la préparation d’un enfant normalement constitué n’exige pas moins de quatre années terrestres.
Rigo ne trouva rien à répondre. Peut-être ne chasserait-il jamais, faute de temps. À moins qu’il ne surpassât en volonté, en endurance, le plus génial rejeton des latifundia.
Les deux hommes avaient depuis longtemps oublié la présence de Stella. Celle-ci s’était installée dans le fond de la pièce. À demi dissimulée derrière un empilement de chaises, elle écoutait tout, observait tout, enregistrait et jubilait en son for intérieur. Jamais elle n’aurait imaginé pouvoir se consoler aussi vite de la perte d’Elaine. Depuis qu’elle avait dansé avec Sylvan bon Damfels, la jeune fille ne regrettait plus du tout d’avoir suivi ses parents sur cette planète rébarbative. Sylvan était un être d’exception, un homme cousu de grâce et de vertu. Elle avait senti sur son visage la caresse un peu onglée de son regard, expérience inoubliable.
— Vous êtes charmante, Stella, sincèrement.
Elle allait mettre en œuvre le seul moyen de séduction qui présentât quelque prix à ses yeux : elle allait forcer l’admiration de Sylvan. De mémoire d’aristocrate, on n’aurait jamais vu quelqu’un s’initier aussi vite à l’art de la Chasse. Une étrangère, de surcroît, une petite Terrienne intrépide.
Dans la navette qui avait amené le professeur d’équitation se trouvaient aussi James et Jandra Jellico. On les conduisit dans le bureau de Marjorie où ils attendirent l’arrivée de Rowena bon Damfels.
Elle n’était pas venue seule, cette fois ; son fils cadet l’accompagnait. Sylvan s’adressa aux Jellico avec la plus grande courtoisie.
— Dites-nous ce que vous savez, sans rien omettre, dit-il. Vous n’avez rien à vous reprocher, tout le monde en est convaincu. Dites-nous simplement, avec le plus de précisions possible, comment les choses se sont passées entre vous et cette jeune fille.
Marjorie et Tony se tenaient un peu à l’écart. Personne ne laissa entendre qu’ils étaient de trop. Marjorie avait envisagé une remarque sur l’inopportunité de leur présence. Le cas échéant, elle était résolue à écouter derrière la porte.
Ce que le vigilant et son épouse avaient à dire tenait en peu de phrases, mais celles-ci furent répétées et disséquées inlassablement.
— Ne mettez surtout pas en doute les affirmations de Ducky John, déclara Jelly. Sous prétexte qu’elle exerce une activité de triste réputation, n’allez pas vous imaginer qu’elle est malhonnête pour autant. Si elle prétend avoir découvert Janetta bon Maukerden endormie dans sa cour de derrière, vous devez la croire sur parole.
— Mais comment se serait-elle retrouvée là ? demanda Rowena pour la dixième fois.
Tout à coup, James Jellico perdit patience. Il en avait par-dessus la tête des échappatoires, des euphémismes, des faux-fuyants, tout cet arsenal laborieux qui permettait aux bon d’esquiver une vérité dont l’énormité les dépassait. Il décida d’enfreindre les interdits de langage, espérant que ce traitement de choc aurait un effet salutaire sur la mère de Dimity.
— Madame, la dernière fois que l’on a vu votre fille, elle était à califourchon sur l’une de ces bestioles. Si l’on écarte l’hypothèse invraisemblable d’une fugue, alors sa monture l’aura bel et bien enlevée et conduite en un lieu connu d’elle seule et de ses semblables, n’est-ce pas la première idée qui s’impose ? Vous m’avez demandé de parler franchement. Voilà qui est fait.
Le mot tabou était lâché, avec son cortège de visions terrifiantes, à partir desquelles l’imagination pouvait se déchaîner. Un enlèvement, bien sûr. Dimity, enlevée par les Hipparions, tout le monde le savait. Eux, les monstres, grandes forteresses hérissées de barbelés, qui avaient réduit Janetta à l’état de créature décérébrée. Quelqu’un avait-il là-dessus un doute quelconque ? Par contre, personne n’aurait pu émettre la moindre hypothèse sur le pourquoi et le comment de toutes ces disparitions. Personne n’osait y songer. D’autres questions se bousculaient dans l’esprit de Marjorie. Pour quelle raison, niant l’évidence, les aristocrates avaient-ils porté cette accusation ridicule contre l’ambassadeur du Saint-Siège ? Qu’avez-vous fait de cette enfant ? s’était écrié bon Smaerlok. Rowena, mise au pied du mur, n’avait toujours pas réagi. Même Sylvan se taisait. Marjorie devina l’exaspération de Tony. Craignant qu’il ne manifeste trop brutalement son opinion, elle prit sa main dans la sienne et la serra très fort.
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