Eugénie, en effet, n’était pas seule. Une jeune fille entra dans son sillage. Marjorie n’avait pas le souvenir d’avoir accueilli la moindre jeune fille… Saisie par un pressentiment de catastrophe, elle s’approcha d’une table et posa son verre.
Elle n’avait pas fait dix pas en direction des nouvelles venues lorsque toute conversation cessa. Il se fit parmi les bon un silence sépulcral. Shevlok bon Damfels prononça un nom d’une voix étranglée, sauvage, on aurait dit un cri qu’il s’arrachait des entrailles.
— Janetta !
Eugénie jeta un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Voyant que sa protégée ne s’était pas arrêtée, elle alla de l’avant, mais le cœur n’y était plus. Elle était la proie d’un horrible doute.
— Janetta ! cria à son tour Geraldria bon Maukerden.
Une coupe s’échappa de ses mains et se fracassa sur le plancher. Le chef d’orchestre posa sa baguette. D’un même mouvement, Shevlok et Geraldria se dirigèrent vers la jeune fille.
Il s’éleva un concert de vociférations, Dimoth bon Maukerden, tout d’abord, puis Vince, son frère, puis d’autres se joignirent à eux. La clameur grandissait comme un bruit d’émeute. On s’empressait autour de l’inconnue ; chacun voulait la toucher, lui parler. Elle se laissait manipuler comme un pantin, sans cesser de pousser d’étranges plaintes, aussi délicates que des feulements de chaton affolé, ni de braquer sur Eugénie un œil à la prunelle dilatée par l’épouvante. Shevlok referma les bras autour d’elle et la tint prisonnière, soustraite à la curiosité de tous les autres.
Sylvan s’était glissé à côté de Marjorie.
— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-il.
— De qui parlez-vous ?
— Cette jeune fille… Janetta bon Maukerden. Que lui avez-vous fait ?
— Mais je ne la connais pas… je ne l’avais jamais vue avant ce soir !
— La personne qui l’accompagne connaît peut-être la réponse. Renseignez-vous, vite, avant que les cadavres de chauves-souris ne se mettent à voltiger.
Marjorie le dévisagea, interloquée. Elle n’eut pas le temps de lui demander la clé de cette image saisissante. Gustave bon Smaerlok s’était avancé au milieu de la piste et brandissait le poing à l’adresse de l’ambassadeur terrien.
— Espèce de… espèce de chiendent ! Qu’avez-vous fait à cette malheureuse enfant ?
— Silence ! tonna Rigo. Faites silence, tous !
L’éclat inattendu ramena un calme précaire. Eugénie profita de cette pause pour intervenir.
— J’ai trouvé cette jeune fille dans le Faubourg, fit-elle de son habituelle voix claire et mélodieuse, avec quelques notes d’une sonorité étouffée. Je l’ai trouvée dans le Faubourg, chez Jandra Jellico. Je lui ai mis une robe sur le dos et j’ai arrangé ses cheveux, sans plus. Elle était déjà… muette, lorsque madame Jellico me l’a présentée.
Il y avait dans ces paroles un accent de vérité qui ne trompait pas. Elles étaient l’expression sincère, sans réserve, de ce que savait Eugénie Le Fèvre. Certains aristocrates le perçurent.
— Ne vous avais-je pas prévenus ? éclata bon Smaerlok, le visage congestionné. Ne vous avais-je pas conseillé de vous tenir à l’écart de cette racaille ?
Cette fois, le cuistre avait passé les bornes. Rigo se planta devant lui, menaçant de la tête aux pieds.
— Racaille, osez-vous dire ? Comment appelez-vous les salauds qui laissent à d’autres le soin de recueillir leur fille perdue, et de lui procurer abri, vêtements et nourriture ?
Marjorie s’interposa.
— Messieurs, je vous en prie ! Bon Smaerlok, ces propos sont indignes de vous. À quoi sert-il de nous jeter des insultes au visage ? Vous êtes bouleversé, cela se conçoit. Nous ne le sommes pas moins.
— Bouleversé ? s’écria Dimoth bon Maukerden. Il s’agit de ma fille !
— Reprenez-vous ! lui ordonna Rigo. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
Nul ne souffla mot. Était-il si pénible de répondre à une question d’une telle simplicité, la première qui se présentait à tout esprit sensé ? La disparition de Janetta remontait à l’automne dernier, au début de l’automne, autant dire au déluge. Placés devant cette éternité qui s’était écoulée en l’absence de Janetta, les bon ressentaient de l’effroi, un peu de honte.
— Nous avons entendu parler de la disparition de votre fille, dit Marjorie. Ce triste événement s’est produit alors que nous n’avions pas encore quitté la Terre.
Les mots demeurèrent en suspens, comme si aucun de ceux à qui ils étaient destinés ne voulait s’en saisir. Shevlok avait abandonné la jeune fille ; il avait rejoint le cercle distant des aristocrates.
— Ce n’est pas Janetta, bredouilla-t-il.
— C’est elle ! riposta bon Maukerden.
— Ne dites pas d’insanités.
— Jeune homme, je suis encore capable de reconnaître ma fille.
Shevlok secoua la tête, le front buté.
— Ce n’est pas Janetta. Elle a l’air plus vieux.
— Mon pauvre garçon, murmura Geraldria. Le temps a passé.
— Celle-ci est différente ! s’obstina Shevlok. Elle ne ressemble pas à la Janetta que j’ai connue.
Qui aurait pu soutenir le contraire ? La ravissante idiote, dans ses voiles d’écume bleue, ne ressemblait à rien ni à personne. Rebutante de crétinisme, malgré sa beauté, c’était ainsi que la voyaient les aristocrates. Et Janetta, le cou tendu, tournant la tête tantôt à droite et tantôt à gauche pour les considérer d’un œil écarquillé, que voyait-elle ?
— Hnnngah, hnnngah, dit-elle.
Même le timbre de sa voix était inhumain.
Vince bon Maukerden retrouva ses esprits. Il avança le menton vers Rigo.
— Qui se soucie de savoir quand elle a disparu ? L’important, c’est qu’elle surgisse ici, et maintenant, comme par enchantement ! Qui nous assure que vous n’êtes pas responsable de la situation désespérée dans laquelle elle se trouve ?
— Vous n’avez même pas le courage de chasser en notre compagnie ! lança Gustave, fielleux. Le chiendent est capable de tout.
— Pourquoi aurions-nous martyrisé votre fille ? demanda Marjorie sans élever la voix. Il est si facile d’apprendre la vérité. Il vous suffirait d’interroger les habitants du Faubourg.
— Des roturiers ! répliqua Gustave sur un ton de souverain mépris. Ces gens-là n’ont aucune fierté. Ils mentent comme on respire.
Le cercle se disloqua ; Janetta fut cernée, on l’entraîna vers la porte.
Profitant de l’occasion, un grand nombre d’invités s’éclipsèrent. D’autres restèrent pour écouter en détail le récit d’Eugénie. Les bon Damfels, en particulier, ne se lassaient pas de l’interroger.
— Madame Le Fèvre, essayez de vous souvenir, insistait Sylvan. N’a-t-elle jamais rien dit, pas un seul mot ? N’a-t-elle jamais prononcé quelques paroles intelligibles ?
Eugénie secouait la tête. Non, malheureusement. Puppet ne s’était jamais exprimée autrement que par des sons discordants, semblables à ceux qu’ils avaient pu entendre.
Par la suite, Marjorie devina la raison de l’entêtement de Sylvan à vouloir élucider le mystère entourant le retour et la formidable régression mentale de Janetta bon Maukerden. Sa propre sœur n’avait-elle pas disparu dans des circonstances analogues ? Janetta, que l’on avait crue perdue à jamais, était en vie. Il existait donc un espoir de retrouver Dimity.
Nul, parmi les aristocrates, n’aurait condescendu à entreprendre de longues études, médecine, architecture, science, technologie… Les roturiers, heureusement, n’éprouvaient pas ces réticences ; ils n’hésitaient pas à quitter la Prairie pour revenir quelques années plus tard, nantis d’un diplôme. Le docteur Lees Bergrem, médecin-chef de l’hôpital du Faubourg, avait obtenu le sien à la faculté de Semling. Ce fut elle que Dimoth bon Maukerden appela au chevet de sa fille.
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