La camériste de Geraldria avait assisté à l’examen. Elle avait rapporté tout ce qu’elle avait vu et entendu à son frère, lequel avait sans tardé décrit la scène à Gerald Few.
Celui-ci fit son rapport à Marjorie.
— Le docteur a coiffé la petite d’un appareil destiné à mesurer ses facultés mentales. Zéro. Elle n’a pas plus d’intelligence qu’un poulet.
— Retrouvera-t-elle jamais l’usage de la parole ?
— À ce stade, le docteur Bergrem ne peut se prononcer. Toutefois, il n’est pas interdit d’espérer. Miss Eugénie ne lui a-t-elle pas appris à danser ? Le docteur aurait voulu ramener la patiente avec elle à l’hôpital afin qu’elle puisse suivre un traitement continu. Geraldria bon Maukerden a refusé tout net. C’était le pire service que cette pauvre femme pouvait rendre à sa fille. Lees Bergrem est un excellent médecin. Après avoir terminé ses études à la faculté de Semling, elle a effectué un séjour sur la Pénitentiaire. Elle a même écrit plusieurs ouvrages exposant le résultat des recherches auxquelles elle s’est livrée depuis son retour parmi nous.
Marjorie prit note de commander des copies de ces travaux à la Bibliothèque Centrale de Semling.
À sa grande surprise, elle reçut quelques jours plus tard la visite inopinée de Rowena bon Damfels.
— Stavenger ne doit rien savoir de ma démarche, déclara dès l’abord cette mère éplorée. Depuis l’autre soir, il a eu différentes conversations orageuses avec Gustave. Il m’a formellement interdit de remettre les pieds à Opal Hill.
— Je me serais volontiers déplacée, si vous aviez exprimé le désir de me rencontrer, dit Marjorie.
En fait, c’était surtout avec Eugénie que Rowena souhaitait s’entretenir. Marjorie ne les quitta pas d’une semelle. Constatant que la discussion n’aboutissait à rien, elle fit une suggestion à laquelle Rowena souscrivit avec un empressement nuancé d’inquiétude.
— Je vais prier M. et Mme Jellico de venir à Opal Hill afin que vous puissiez les interroger en toute liberté. Peut-être sauront-ils quelque chose ; à défaut, peut-être auront-ils une idée.
L’anxiété, une confiance encore balbutiante venaient de nouer entre ces deux femmes un lien ténu. Après le départ de Rowena, Marjorie fit appeler Persun Pollut.
— Pouvez-vous faire en sorte que le vigilant James Jellico et son épouse se présentent demain à Opal Hill ? Dites-leur la vérité. Rowena bon Damfels souhaite avoir avec eux un entretien particulier. S’ils ne le savent déjà, dites-leur que Dimity, la benjamine de la famille, a disparu comme avait disparu Janetta. Ils comprendront. Recommandez-leur la plus grande discrétion. Cette rencontre doit demeurer secrète.
Persun appliqua l’index sur ses lèvres et s’éclipsa. Il revint peu après. Les Jellico avaient consenti sans hésitation, ils arriveraient dans l’après-midi du lendemain. Marjorie laissa sur le grand-com de Klive le message sibyllin dont elle était convenue avec Rowena et que personne d’autre ne serait en mesure de déchiffrer. Elle pria Persun de demeurer un instant ; elle voulait obtenir de lui un petit éclaircissement.
— Après l’apparition de Janetta, alors qu’il m’interrogeait vivement à son sujet, Sylvan bon Damfels a employé une expression singulière. Si les esprits ne se calmaient pas très vite, a-t-il dit, nous finirions tous par nous envoyer des cadavres de chauves-souris à la figure. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Les Hipparions le font lorsqu’ils sont de mauvaise humeur. Ils décochent des ruades et se projettent des cadavres de chauves-souris les uns sur les autres.
— Où trouvent-ils des cadavres de chauves-souris ?
— Ce n’est pas ce qui manque, Lady Westriding. Ils jonchent le sol.
Marjorie comprenait de moins en moins. Plus tard, peut-être, elle ferait une nouvelle tentative pour y voir plus clair. Pour l’instant, elle devait s’occuper d’une autre affaire, autrement importante.
— Rowena bon Damfels me fait confiance, annonça-t-elle à Rigo. Voilà un début prometteur.
— Rien n’est moins sûr, répliqua-t-il. Pour l’instant, elle n’a pas le choix, elle a besoin de nous. Quand toute cette effervescence sera retombée, d’une manière ou d’une autre, elle rentrera dans le rang.
— À moins que d’autres aristocrates de bonne volonté ne s’engouffrent par cette porte entrebâillée.
— Un tel optimisme ne me paraît pas justifié. Prépare-toi à une belle déception.
En dépit du coup de théâtre qui s’était produit ensuite et de ses conséquences, Rigo n’avait pas oublié le visage heureux de Marjorie lorsqu’elle dansait avec Sylvan bon Damfels. Le souvenir de la complicité qu’il avait cru déceler entre eux avait depuis lors jeté un froid dans ses relations avec sa femme. Or celle-ci ne semblait pas s’être aperçue de ce changement, elle ne manifestait aucune contrariété et ne posait aucune question. C’était bien la preuve de l’indifférence qui la séparait désormais de son époux. Marjorie n’avait rien remarqué car elle avait l’esprit ailleurs. Elle pensait à quelqu’un d’autre. Plus sa femme se taisait, plus la morosité de Rigo se transformait en une noire, une farouche mauvaise humeur, jusqu’au moment où Marjorie ressentit l’impression furtive qu’un point de non-retour avait été atteint. Sans lui demander son avis, Rigo avait pris une terrible décision.
— Ce n’est pas possible ! Tu n’as pas l’intention…
— Trop tard, dit-il avec un détachement un peu théâtral. J’ai engagé un professeur d’équitation.
— Gustave bon Smaerlok n’est qu’une vieille baderne hystérique ! Vas-tu te laisser impressionner par ses braillements ?
— Il s’est contenté d’exprimer avec la brutalité qui lui est propre le point de vue de ses pairs. Tant que nous ne chasserons pas, ils nous traiteront comme des humains de second ordre, indignes de leur estime.
— Tu appelles cela chasser ? fit-elle dans un sursaut de dégoût ? Ce n’est qu’une ignoble démonstration de masochisme collectif.
— Dans ce cas, je me fais fort de leur donner une leçon de masochisme !
— Tu ne t’attends pas, espérons-le, à ce que moi, ou les enfants…
— Non, naturellement ! Il la dévisagea, les yeux pleins de ressentiment. Pour qui me prends-tu ?
Bonne question, songea-t-il aussitôt. Et puisqu’il avait décidé d’en avoir le cœur net sur les sentiments qu’elle nourrissait à son égard, ce moment ne semblait pas plus mal choisi qu’un autre.
— De quoi parlais-tu avec Sylvan bon Damfels, tandis que vous dansiez ? A-t-il dit ou révélé quelque chose de particulier ?
Marjorie entendit cette question saugrenue d’une oreille distraite. Elle ne songeait qu’aux Hipparions.
— Qu’aurait-il pu dire ? Autant que je m’en souvienne, nous n’avons échangé que des banalités. Il m’a complimentée pour mon élégance. C’est un danseur chevronné, tu as pu le remarquer. Dans la mesure où Persun n’avait rien dit qui aurait pu m’inciter à rester sur mes gardes, j’étais plus détendue. Une belle valse, ce peut être grisant. Quel rapport avec la Chasse ?
— Aucun. Ne t’inquiète pas. Je n’exigerais pas de toi ou des enfants que vous preniez un tel risque.
— Mais toi, Rigo… toi ! Dans quel but t’imposer cette épreuve ?
— Afin de pouvoir leur soutirer la vérité. Il n’y a qu’un moyen de gagner leur confiance, c’est de me plier à ce rituel. Comme si tu n’en avais pas conscience !
Marjorie ne répondit pas. À la regarder, impassible, on aurait juré qu’elle accueillait la décision de Rigo sans émotion. En réalité, la peur la tenait si fort que sa pensée se troublait, sa raison menaçait de lui échapper. Une chose lui apparaissait avec clarté : face à la vaste et minutieuse hostilité de la Prairie, Roderigo Yrarier n’avait aucune chance. Confier sa vie à un Hipparion, emprunter, comme ces soi-disant chasseurs, le sentier de la souffrance, de l’humiliation, du châtiment, c’était s’exposer à l’échec, ou à la mort. Rigo ne le sentait-il pas ?
Читать дальше