Après le départ des Jellico, Rowena donna libre cours à son émotion et pleura, la tête sur l’épaule de son fils. Celui-ci fixait sur Marjorie un regard qui exigeait et implorait à la fois. Ne dites rien, pas encore. Épargnez-lui les effets de votre curiosité. Ne portez pas sur elle de jugement trop sévère.
— Maman, ne veux-tu pas aller te reposer un instant, avant que nous ne prenions congé ?
Rowena comprit à demi-mot, elle acquiesça. Tony interpréta de même le coup d’œil que lui adressa sa mère. Il se proposa aussitôt pour conduire leur invitée vers la chambre d’ami. Au moment de quitter la pièce, Rowena se retourna.
— Lady Westriding, un jour viendra où je serai peut-être en mesure de vous prouver ma reconnaissance. Si vous deviez solliciter mon aide, quel qu’en soit le prix, elle vous est acquise.
À peine furent-ils sortis que Marjorie se tourna vers Sylvan pour l’ensevelir sous une avalanche de questions. Il l’arrêta d’un geste.
— Ne m’interrogez pas, je vous en prie. Je ne sais rien.
— Cela ne se peut. Vous êtes ici chez vous, vous côtoyez ces animaux à longueur d’année !
Une vive anxiété se peignit sur les traits du jeune homme. Il jeta dans toutes les directions un regard affolé.
— Ne parlez pas ainsi, par pitié. Ne les traitez jamais d’animaux, même en pensée. Rayez ce mot de votre vocabulaire lorsque vous songez à eux.
— Fort bien. Comment les appelez-vous ?
— Les Hipparions. À la rigueur, quand nous avons la certitude de ne pouvoir être entendus, nous les désignons sous le terme plus désinvolte de « montures ».
Sa voix s’étrangla. Il s’empourpra et glissa un doigt dans le col de sa chemise, subitement devenu trop étroit. Marjorie le dévisageait avec perplexité. Cette crise de suffocation n’était pas une comédie, pas plus que les gouttelettes de sueur qui perlaient sur son front. Il luttait pour reprendre son souffle.
— Que se passe-t-il ? Êtes-vous malade ?
Il haletait. Il était hors d’état de répondre.
Elle lui prit la main.
— Ne parlez plus, si cela vous est si pénible. Contentez-vous d’un signe, je comprendrai. Les Hipparions ont-ils sur vous un quelconque ascendant ?
Il hocha la tête, imperceptiblement.
— Ce pouvoir coercitif s’exerce-t-il sur votre pensée… votre cerveau ?
Un frémissement de paupières tint lieu d’acquiescement. Marjorie se remémora l’étrange expression d’absence sur les visages des chasseurs qu’elle avait vus à Klive.
— Que ressentez-vous exactement ? Une entrave à la liberté de raisonner ? Plutôt l’impression d’avoir la tête vide ?
Sylvan ferma les yeux ; sa respiration se fit précipitée.
— Ils vous font violence, n’est-ce pas ? En ce moment même ?
Il poussa un soupir et cessa de résister. Sa tête dodelina. Marjorie l’observait avec une méditative, une intense curiosité.
— D’un côté, vous êtes sous leur emprise et subissez la fascination de la Chasse. De l’autre, il vous est interdit de prendre le plus léger recul pour considérer cette activité dans laquelle vous allez vous jeter aveuglément. Il vous est même interdit d’en parler.
Le visage de Sylvan se convulsa. Une eau brûlante lui emplit les yeux.
— Ces phénomènes doivent être d’autant plus vifs que vous frayez souvent avec eux et participez à toutes les Chasses… Lors de notre rencontre à Klive, sitôt après votre retour, comment avez-vous fait pour nous parler si librement ?
— Ils étaient partis, souffla-t-il. Quand la Chasse a été très longue, comme ce fut le cas ce jour-là, ils ne s’attardent pas, ils déguerpissent. Aujourd’hui, je sens leur présence autour de Opal Hill. Ils nous cernent.
— Pendant l’hiver, ou l’été, les saisons mortes, sans doute retrouvez-vous la possession de vous-mêmes, poursuivit Marjorie, songeuse, comme se parlant à elle-même. Dès qu’approche la date de l’ouverture, vous retombez sous leur influence, tout au moins ceux d’entre vous qui continuent à chasser.
Un simple regard lui apporta la confirmation qu’elle attendait.
— À la veille du printemps, par exemple, comment font-ils pour battre le rappel des chasseurs ? Se rassemblent-ils par douzaines autour de vos propriétés ? Par centaines ? Elle guetta un démenti qui ne vint pas. Ils affluent par centaines et vous harcèlent jusqu’au moment où tout votre être aspire à la Chasse. Les enfants doivent être soumis à une pression intense.
— Dimity… Dimity a résisté, fit-il d’une voix minuscule.
— Votre petite sœur a disparu.
— Mon père… Grand Veneur depuis des années ! Comme Gustave…
— C’est horrible, dit Marjorie, tout en songeant : Rigo me croira-t-il ? Se laissera-t-il convaincre ?
Le visage de Sylvan s’était un peu rasséréné. Il respirait plus librement.
— Il est temps que j’aille chercher ma mère.
— Cependant, vous leur opposez une certaine résistance, comment faites-vous ? Pourquoi n’avez-vous pas été désarçonné et piétiné ? Pourquoi les chiens ne vous ont-ils pas enlevé un bras ou une jambe, comme ils le font quand ils décèlent chez un chasseur un embryon de révolte ?
Il ne dit mot. La réponse allait de soi : il n’y avait pas de rébellion possible pendant le déroulement de la chasse. Quand il galopait sur son Hipparion, Sylvan se conformait à la discipline de fer assurant la cohésion de l’entité monstrueuse formée par les montures, les hommes et les chiens. Contrairement aux autres, il avait la chance de pouvoir se ressaisir sitôt qu’il avait franchi la grille du domaine et fait quelques pas dans le jardin. Sans cela, il n’aurait jamais été en mesure de leur donner cet avertissement.
Marjorie souriait.
— Tout de même, il vous a fallu un certain courage pour faire à des étrangers une déclaration aussi audacieuse, plus encore que je n’avais imaginé.
Sylvan saisit la main de la jeune femme et la posa contre sa joue. L’hommage était des plus chastes, toutefois ce fut le moment que choisit Rigo pour entrer dans la pièce.
Le jeune homme fit un pas en arrière, s’inclina devant Marjorie, pivota, s’inclina derechef devant Rigo. Il balbutia quelque chose que personne ne comprit et s’éclipsa.
— Ai-je malencontreusement interrompu quelque chose ? demanda Rigo sur un ton glacial.
Marjorie était trop préoccupée pour attacher la moindre importance à la mauvaise humeur de son époux. Elle se préparait à livrer bataille.
— Tu ne chasseras pas, déclara-t-elle de but en blanc. Il ne faut pas, c’est beaucoup trop dangereux.
— Est-ce plus dangereux aujourd’hui que ça ne l’était hier ?
— Sylvan bon Damfels vient de me révéler…
— Les confidences de cet individu ne m’intéressent pas.
Marjorie le regardait avec gravité.
— Les Hipparions ne sont pas seulement des monstres, Rigo. Ils sont dotés d’une prodigieuse puissance d’envoûtement. Ils exercent sur les chasseurs une domination irrésistible…
— Le petit Damfels ne manque pas d’imagination. Je me demandais quelle fable les aristocrates inventeraient pour m’amener à renoncer à mon projet. Celle-ci est tellement bouffonne qu’elle en devient presque digne de crédibilité.
— Tout est vrai, cela crève les yeux, mais tu t’obstines pour une raison que j’ignore. Au cours d’une Chasse, alors qu’il est impossible de mettre pied à terre, des jeunes filles disparaissent et personne n’ose porter d’accusations contre les Hipparions, pas même leurs parents. N’est-ce pas étrange ?
— Ma chère, si tu venais à te volatiliser lors d’une partie de chasse et que l’on te retrouve sous les oripeaux d’une courtisane dans quelque bourgade de garnison, devrais-je en rejeter la responsabilité sur ton cheval ?
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