Marjorie médita cette réponse un instant.
— Jusqu’à quel point vos supérieurs peuvent-ils compter sur votre loyauté ?
Une lueur de malice s’alluma dans l’œil de Rillibee. Mainoa demeurait impassible.
— Avez-vous oublié, Lady Westriding, ce que je vous ai dit avant que nous ne commencions cette visite ? Le petit Lourai et moi-même avons été requis, enrôlés de force sous la bannière du Saint-Siège. Personne ne s’est jamais soucié de la sincérité de notre engagement.
Le Père Sandoval s’éclaircit la gorge et se leva.
— Frère Mainoa, nous avons assez abusé de votre temps, fit-il d’un ton ferme.
— C’est moi qui vous remercie de m’avoir accordé le vôtre, répliqua Mainoa.
Marjorie lui tendit la main.
— Je vous envoie un aéronef dans les jours à venir, assura-t-elle. Est-ce ici, dans la cité, que l’on a le plus de chances de vous trouver ?
— Lady Westriding, nous sommes chez nous au milieu de ces vestiges. Nous y resterons aussi longtemps que l’on ne viendra pas nous en déloger.
— Vous connaissez mon nom, comment se fait-il ?
Le frère eut un sourire évasif.
— Un de mes amis avait entendu parler de la « réouverture » de Opal Hill. Il connaissait l’identité des nouveaux occupants. Votre nom m’est revenu à la mémoire dans le courant de notre conversation.
L’aéronef décolla sous le regard songeur des deux archéologues, l’ancien et le nouveau. Quand il n’y eut plus rien à voir, ils rebroussèrent chemin. De retour dans leurs quartiers, Mainoa sortit de sa cachette l’épais registre auquel il confiait chaque jour les réflexions que lui inspiraient les événements.
— Vous ne manquez donc jamais à ce rite ? demanda Rillibee.
— Ce journal me tient compagnie depuis bien longtemps. S’il m’arrivait malheur, lis-le. Il te livrera mes certitudes et mes soupçons.
— Comment cela, s’il vous arrivait malheur ?
— Sait-on jamais ce que réserve l’avenir ? Si je venais à disparaître, je te lègue mon journal. Prends garde qu’ils ne le découvrent pas en ta possession. Ils te tueraient, toi aussi.
Épidémie. Le mot était tombé sur Tony comme la foudre. Apporté par la rumeur, disséminé par le bouche à oreille, il n’en était pas moins resté, pour ce rejeton studieux d’une grande famille, comme une menace agitée de loin, maintenue à distance par les démentis solennels du Saint-Siège. Pourquoi cette propagande mensongère ? se demandait à présent le jeune homme. Et pourquoi le Hiérarque avait-il convoqué son père, avec lequel il n’avait pas eu de relations depuis tant d’années, pour l’entretenir précisément de l’épidémie ?
Épidémie… voici que le mot évoquait une multitude de visages épouvantés, un concert de voix stridentes, une souffrance infinie… Un visage, en particulier. Une voix.
— Maman, l’épidémie s’est-elle vraiment déclarée sur Terre ?
Marjorie regarda son fils, devina quelles effroyables visions tissait son esprit. Malgré le violent désir qu’elle avait de dominer son trouble, les larmes lui vinrent aux yeux.
— Sur Terre, et sur tous les mondes habités, depuis fort longtemps, dit-elle brusquement. Le naufrage du système a commencé.
— Pourquoi la Prairie serait-elle épargnée ?
— Ce n’est qu’un espoir, comprends-tu ? Nous sommes venus ici pour en avoir le cœur net. C’est la mission que Carlos Yrarier a confiée à ton père.
— Et vous n’avez pas éprouvé le besoin de dire la vérité à vos propres enfants ?
Marjorie réprima le mouvement impulsif qui la poussait vers son fils. L’amertume de Tony lui entrait dans le cœur.
— Stella… On ne peut guère lui faire confiance, tu le sais.
— Et moi ? Moi ?
— Tu es si jeune, tu aurais pu laisser échapper quelque chose. Peut-être avons-nous eu tort. Pardonne-moi.
— D’ailleurs, à quoi rime ce secret ? Pourquoi ne pas enquêter à découvert ?
Le Père Sandoval se pencha et lui serra le bras à le briser.
— À cause du danger que représentent les Rafalés, les hérauts de l’Apocalypse ! S’ils apprenaient que l’infection n’a pas touché cette planète, ils feraient en sorte qu’elle soit contaminée à son tour. Voici pour la première raison. La seconde, c’est l’indifférence totale des habitants de la Prairie, les aristocrates en particulier, au sort de l’humanité. L’univers peut bien s’écrouler, ils s’en moquent, pourvu que rien ne perturbe leur mode de vie.
— Si vous dites vrai, cette désinvolture a quelque chose de monstrueux !
— Rendons-leur cette justice qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’indifférence délibérée, fit observer Marjorie. Le terme d’aveuglement conviendrait davantage. Ils souffrent d’un obscurcissement pathologique de la raison qui les empêche de voir ce qui se passe autour d’eux et d’en tenir compte. C’est la raison pour laquelle nous sommes ici sous le manteau anodin de la diplomatie, alors que notre tâche consiste à découvrir au plus vite si la contagion est déjà à l’œuvre sur cette planète. Dans le cas où il n’en serait rien, nous devons convaincre les autorités d’accepter la venue d’une mission d’immunologistes.
— Quels résultats avez-vous déjà obtenus ?
— Trop modestes, alors que le temps nous est cruellement compté. Asmir Tanlig et Sebastien Mecano se renseignent chacun de leur côté, le premier dans les hameaux où loge aussi une partie de la domesticité des grands domaines, le second auprès du personnel du spatioport, domicilié dans le Faubourg. Ils s’informent discrètement sur les décès, les maladies. L’un et l’autre ignorent les véritables motifs de cette investigation. Rigo leur a parlé d’une simple inspection sanitaire, ordonnée par le Saint-Siège. Les aristocrates, nous en avons la conviction, en savent plus long qu’il n’y paraît. C’est peut-être justement la raison pour laquelle ils répugnent à l’établissement de rapports cordiaux.
— Le bal de l’autre soir n’a donc servi à rien ?
— Tu étais là. Tu connais la réponse.
— La soirée aurait pu avoir une issue plus favorable sans l’effet désastreux produit par l’irruption d’Eugénie et de cette jeune fille.
— Désastreux, je n’en suis pas si sûre… murmura Marjorie.
Le silence se fit, chacun suivant des pensées empreintes de lassitude, de révolte ou de tristesse.
— Je me demandais aussi quelle raison pouvait être assez forte pour t’inciter à tout abandonner, l’Hospice, les pauvres gens de St. Magdalen, dit enfin Tony. Le Saint-Siège, il faut l’espérer, ne s’en remet pas uniquement à l’efficacité de cette mission pour sauver l’humanité ? Ils suivent d’autres pistes ?
— Savants et ordinateurs sont sur la brèche. Ils sont à l’affût de l’antigène miraculeux, sans succès. Isolé, le virus peut être détruit, mais personne n’a encore trouvé le moyen de le neutraliser une fois qu’il s’est introduit dans l’organisme. S’il se confirme que les habitants de la Prairie jouissent d’une immunité naturelle contre l’infection, avant que n’aboutissent les tractations concernant la venue d’une mission scientifique, nous ferons parvenir aux laboratoires du Saint-Siège tous les échantillons nécessaires.
— Les bon vous laisseront-ils procéder à des prélèvements ?
— Dans la mesure où il n’y a pas un seul médecin parmi eux, chaque fois qu’ils sont blessés ou qu’ils souffrent d’un problème de santé quelconque, ils font appel aux praticiens de la Zone Franche. En y mettant le prix, nous devrions pouvoir nous procurer des échantillons à volonté.
— Est-il possible que les laboratoires du Saint-Siège aient échoué ?
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