— C’en était trop pour toi ?
Rillibee opina. Mainoa sourit.
— Moi aussi, dans le temps, j’en ai eu assez. Ma réaction fut différente. Au lieu de poser les mauvaises questions, j’ai tenté de m’enfuir. Tu étais requis, j’imagine ? Pour combien de temps ?
— Requis ? Pas à proprement parler. Les agents recruteurs m’ont emmené, tout simplement, quand je me suis retrouvé seul… alors que je n’avais plus nulle part où aller. Douze ans, m’ont-ils dit. Douze ans, et je serais libre.
— J’en avais pris pour cinq ans. Requis pour cinq ans. J’aurais pu tenir, ce n’était pas si long. Mon courage m’a abandonné tout d’un coup. Il lui tendit une coupe fumante. Bois, tu sentiras une nette amélioration. Le Vénérable Laeroa m’a donné ce breuvage dans les mêmes circonstances quand, jeune frère, il est venu me chercher au spatioport, il y a de cela bien des années. Depuis, j’ai moi-même eu l’occasion de faire profiter de sa recette quantité d’acolytes qui nous arrivent dans un état lamentable. Ils s’en sont toujours trouvés mieux. La boulimie que tout le monde ressent en arrivant ici s’estompe avec le temps. La Prairie produit cet effet singulier sur les étrangers. Parle-moi un peu de toi, si tu le désires. Cela te soulagera, d’une part, et d’autre part, plus j’en saurai sur ton compte, plus je serai en mesure de t’aider.
Rillibee aspira une gorgée. La tisane descendit en lui, toute fleurie, chaude et parfumée. Il hésita.
— Veux-tu entendre l’histoire de ma vie ?
Les yeux de Mainoa exprimèrent successivement l’ennui, la résignation, un relatif intérêt.
— Soit, dit-il enfin. C’est bien parce que tu m’es sympathique.
— Comment cela ?
— Ta physionomie me revient. Ton nom sonne bizarrement, il ne ressemble à aucun autre. Ce n’est pas l’habitude, chez les Sanctifiés.
— Je ne suis pas un Sanctifié, je te l’ai dit. Ils m’ont emmené, un point c’est tout.
— Raconte, petit. Descends dans ta mémoire et dis-moi ce que tu vois.
Rillibee soupira. Pour son malheur, il voyait tout.
La demeure de Red Canyon était construite en briques d’adobe. En hiver, sous l’effet de la neige, ou pendant la saison des pluies, les murs épais avaient tendance à se désagréger. L’été revenu, toute la famille s’attelait à la tâche de les remonter. Pendant une semaine, au détriment de toute autre activité, on pétrissait la terre argileuse, on maçonnait, on aplanissait, on prenait son mal en patience. Le temps de séchage n’en finissait pas.
À l’intérieur, le sol était carrelé. Il y avait deux petites chambres pour Song et Rillibee, une grande pour leurs parents. Rillibee les appelait tantôt Papa et Maman, tantôt Joshua et Miriam ; tout le monde s’en accommodait.
Immense, la cuisine était cependant moins vaste que la salle commune, si accueillante avec la grande cheminée que surmontait l’une des toiles de Miriam et partout, de vénérables tapis indiens dont les teintes passées avaient atteint une délicatesse de velours. Sur le petit côté se trouvait une table ronde autour de laquelle on prenait les principaux repas.
Joshua travaillait dans une pièce contiguë à la chambre de Rillibee. La cave occupait le sous-sol de l’atelier, ainsi qu’une partie de celui de la chambre. Le charpentier entreposait dans ce local clos et sec le bois dont il se servirait pour la fabrication des meubles dont les citadins lui passeraient commande, une fois qu’il serait dûment conditionné. Il y avait dans l’atelier une impressionnante collection d’outils, ainsi que du matériel électrique et le tour de potier devant lequel Miriam s’asseyait souvent. Du commencement à la fin de la belle saison, la porte donnant sur le torrent était ouverte en permanence. En été, l’allée de trembles qui bordait la rive déroulait des montagnes de feuillages d’un vert éclatant. Sous le soleil refroidi de l’automne, l’épaisse frondaison s’irisait d’or et flamboyait. Un or poignant, disait Miriam, un or à couper le souffle. Son langage était ainsi, fleuri, exubérant, chargé d’images évocatrices d’un passé incompréhensible pour la plupart de leurs contemporains. Le nom de Miriam lui-même, tombé en désuétude depuis longtemps, convenait à cette femme tout imbue d’antiques choses, telles que la poterie, la peinture ou le jardinage.
Joshua le charpentier aurait pu en dire autant. Joshua… ce nom rayonnant était fait pour toi. Tous deux travaillaient de leurs mains, la terre, le bois, les couleurs, la lumière. Depuis vingt ans, depuis que Joshua était rentré de la Pénitentiaire, à chaque printemps ils ensemençaient la terre, préparant de nouvelles moissons de beauté. Les trembles avaient été plantés par le grand-père de Joshua ; le verger, en contrebas de la maison, était l’œuvre de son père. Grâce aux soins vigilants du fils, pommiers, cerisiers, pruniers prospéraient. Joshua et Miriam avaient cerné le domaine d’une verte ceinture de pins, de plus en plus petits, de plus en plus jeunes, à mesure qu’ils se rapprochaient de la périphérie.
Au-delà commençait le désert, plat comme la main, avec des nuances de plomb, d’ardoise ou de cendre. Il était moucheté de centaurées noires et de buissons d’épineux. La route traçait son arête vive à travers cette région funèbre et solitaire. Elle conduisait à la ville, distante de deux kilomètres. Cette agglomération ainsi que l’école à laquelle Rillibee se rendait chaque jour étaient toutes deux placées sous la « protection » du Saint-Siège. Bien qu’ils ne fussent pas Sanctifiés, Joshua et Miriam estimaient insuffisantes les connaissances qu’ils pouvaient transmettre à leurs enfants. Ceux-ci avaient malgré tout besoin de recevoir l’enseignement que dispensait une véritable école. Quelquefois, moins souvent qu’il n’aurait voulu, peut-être, Rillibee ramenait chez lui un garçonnet de son âge. Dans l’ensemble, ses condisciples ne voyaient en lui qu’un original avec lequel il était inutile de frayer.
Ils logeaient dans de vastes unités d’habitation, dans les faubourgs de la ville. Leurs parents, pour certains d’entre eux, travaillaient à domicile, rivés à des postes branchés sur le réseau. D’autres étaient employés dans les centres techniques alignés le long de la route. Les trajets entre le logement et l’entreprise s’effectuaient alors par des passages couverts ; pour les longues distances, on utilisait un gyroplaneur. Comble de sophistication, ou de rusticité, selon le point de vue, Joshua et Miriam circulaient à dos de mulet. Les camarades de classe de Rillibee avaient là-dessus des idées très arrêtées. Si d’aventure ils avaient aperçu la veille l’un ou l’autre de ses parents juché sur cet animal d’un autre âge, le malheureux en était quitte pour un déluge de railleries et de quolibets. On se tordait de rire, on lui menait la vie dure. L’« éclodo de service », c’était le nom charmant dont on l’affublait la plupart du temps. On n’avait pas idée, aussi, de se nourrir de végétaux que l’on cultivait soi-même, de se fagoter de façon inimaginable, avec des vêtements de fibre naturelle, et de mettre son point d’honneur à ne jamais proférer d’obscénités. Le terme d’« éclodo », lancé comme une insulte à son visage, entra dans la vie de Rillibee lorsqu’il atteignit le quatrième cycle. Dès lors, il lui sembla que ce diminutif lui resterait attaché toute sa vie, aussi solidement qu’une cicatrice.
Il ressentait davantage que sa sœur l’ostracisme dont sa famille était l’objet. Song avait eu la chance de trouver l’âme sœur parmi les fils d’une autre tribu d’éclodos, installés non loin de là, au lieu-dit Rattle Snake. Jason ne craignait pas les grossièretés, toutefois il prenait garde de surveiller son langage lorsqu’il se trouvait en présence de Joshua. Celui-ci était intraitable sur la question des inconvenances, jurons et autres polissonneries. Plus d’une fois, Rillibee s’était mordu la langue de justesse.
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