— Il fait ce qu’il peut, Messire. Si maigre soit-il, le rapport que je viens de vous présenter comprend les informations qu’il a recueillies de son côté.
— C’est bien. Continuez.
— Si seulement vous consentiez à m’en dire plus…
— Je vous ai dit ce que vous deviez savoir au moment où je vous ai embauché.
— Peut-être, à ce moment-là, n’aviez-vous pas en moi une confiance suffisante ?
Rigo lui fit son plus chaleureux sourire.
— Vous aurais-je engagé si je m’étais défié de vous ? Le Saint-Siège m’a chargé de mener une enquête de caractère un peu confidentiel sur la mortalité dans les colonies. Le Saint-Siège, je vous l’ai dit, effectue un recensement général de l’espèce humaine, depuis ses origines. Dans ce cadre, naturellement, il souhaite être informé du nombre des décès et de leurs causes au sein de telle ou telle population. Devant le refus catégorique des aristocrates d’accueillir une délégation de chercheurs possibles, son choix s’est porté sur mon épouse et sur moi-même. À nous de rassembler, sans éveiller l’attention de nos hôtes qui prendraient fort mal cette enquête clandestine, le plus de renseignements possible. Certaines morts, certaines disparitions, survenues ces dernières années, sont-elles demeurées énigmatiques ? Voilà ce que nous voulons savoir, une fois pour toutes.
Asmir semblait à demi convaincu.
— Si quelqu’un disparaît au cœur de la grande forêt, personne ne connaîtra jamais les circonstances exactes de sa mort. Dans le cas des imprudents qui se risquent hors des murs d’enceinte de leurs villages après le coucher du soleil, c’est différent. Neuf fois sur dix, un renard a fait le coup. Savez-vous à quoi ressemblent nos renards ?
Après avoir échangé un coup d’œil, ils acquiescèrent. Ils savaient. La vision lointaine et fugitive qu’ils avaient eue de trois de ces créatures leur semblait plus que suffisante.
— C’est toujours plus que je ne saurais dire. Je n’ai jamais vu que des reproductions.
— Vous-même, Asmir, vous arrive-t-il d’aller vous promener à travers la steppe ?
— Moi, Messire ? Croyez-vous que je sois fou ? En plein jour, je ne dis pas, à l’occasion d’un pique-nique, pour faire un brin de cour à une belle ou pour me retrouver seul avec moi-même, comme tout le monde en éprouve le besoin de temps à autre. Aussi les domaines et les villages sont-ils cernés de murailles protectrices. Afin de les tenir à distance.
— De qui parlez-vous ? demanda Marjorie d’une voix douce.
— Je parle des véritables maîtres de la Prairie. Meute. Hipparions. Renards. Les grands maraudeurs.
— En somme, personne n’ose franchir ces murs d’enceinte ?
— On dit que les moines de la Fraternité Verte se promènent librement, certains d’entre eux, tout au moins. Je ne sais s’il faut ajouter foi à cette rumeur. J’en doute.
— Je les avais presque oubliés, grommela Rigo. Les bannis du Saint-Siège, archéologues et jardiniers. Sender O’Neil m’avait parlé d’eux. Comment puis-je entrer en contact avec leur communauté ?
La petite navette filait vers le nord d’un vol zigzagant et capricieux. Blotti dans le fond de la cabine, Rillibee Chime laissait sa tête ballotter à tous les cahots du parcours. Presque méconnaissable dans sa soutane verte, offrant au regard curieux de frère Mainoa un visage vierge de poudre, creusé par les larmes et la fatigue, il n’avait guère la force de lutter contre les cauchemars imprécis qui le harcelaient, vampires attachés à sa perte. Lui, tellement appliqué à s’insurger contre l’anonymat auquel le condamnait le Saint-Siège, il avait presque perdu la notion de sa propre identité et s’en moquait.
— Où allons-nous ? balbutia-t-il, comme si leur destination avait la moindre importance.
— Chez moi, dans la cité Arbai, un site archéologique sur lequel je travaille depuis longtemps. Tu t’y reposeras pendant deux jours. Quand tu seras remis de tes émotions, alors seulement je te conduirai au Monastère. Tu n’auras pas le temps de dire ouf, que Jhamlees Zoe ou les acrobates se jetteront sur toi. Hélas, il n’est pas en mon pouvoir de te soustraire à leurs tracasseries. Je puis seulement faire en sorte que tu sois en meilleure forme pour les affronter.
— Qui sont les grimpeurs ? demanda Rillibee, intrigué.
Les fenêtres du véhicule montraient, d’un horizon à l’autre, la même étendue d’herbe faiblement ondulée, dépourvue du moindre relief dont on aurait pu faire l’ascension.
— Tu l’apprendras bien assez tôt. Pour ma part, je dispose de peu de renseignements. Heureusement pour moi, j’avais depuis longtemps franchi la limite d’âge lorsqu’ils ont mis sur pied leurs inepties. À ta place, je m’allongerais. C’est en étant couché sur le plancher que tu ressentiras le moins les secousses. J’enclenche le pilotage automatique et je te prépare une infusion. Elle devrait te requinquer un peu.
Rillibee obéit. Il se laissa tomber sur le côté, se recroquevilla, genoux sous le menton et talons sous les fesses, et devint, malgré la belle couleur verte qui l’enveloppait, le plus misérable des ballots. Une folle envie de pleurer, ardente, enfantine, lui étreignait la gorge. Depuis qu’on l’avait tiré de l’hibernation, il était la proie d’une faim dévorante ; sa pensée suffoquait, comme enterrée vive sous de noires hallucinations. Il grelottait.
— Quel crime as-tu commis pour mériter le bannissement ? murmura frère Mainoa. As-tu délesté de l’un de ses anges une coupole du Saint-Siège pour le vendre en douce au souverain pontife ?
Rillibee renifla. Il eut un pauvre sourire.
— Sûrement pas ! L’audace n’est pas mon fort.
— Qu’as-tu fait ?
— J’ai posé à haute voix les questions qu’il ne fallait pas. Après un silence, il ajouta : J’étais bouleversé. Nous étions au réfectoire et je me suis mis à crier.
— Quelles questions ?
— À quoi bon répertorier nos existences dans la mémoire des ordinateurs, puisque nous sommes déjà morts ? En quoi le fait de troubler le silence d’une chapelle déserte de la liste de nos noms nous rendrait-il immortels ? Quel miracle allait empêcher l’épidémie de ratiboiser tout le monde… ce genre de choses. Je ne maîtrisais plus ma colère, comprenez-vous ? Je vociférais, je n’étais plus moi-même.
Frère Mainoa se débattait avec les commandes, appuyant sur des boutons qui refusaient de rester enfoncés. Il pesta contre la vétusté du matériel, assena quelques claques vigoureuses sur le tableau de bord et fut aussitôt récompensé. Le petit appareil se stabilisa.
Le pilote se frotta les mains, très satisfait ; il tourna vers son passager un visage empreint de bienveillance.
— À présent, cette infusion… L’épidémie te turlupine donc à ce point ?
N’obtenant aucune réponse, il s’approcha du réchaud, mit un peu d’eau à bouillir et prépara son mélange.
— Il va falloir te trouver un nom, dit-il.
— J’en ai déjà un. Je m’appelle Rillibee Chime, depuis le jour de ma naissance !
Du fond de son désespoir, le banni se rebiffait contre l’injustice du sort. Après l’avoir si longtemps réduit à l’impersonnalité numérique, voilà que ses tourmenteurs, rejetant sa véritable Identité, voulaient lui en attribuer une nouvelle.
— Le nom que nous choisirons devra répondre aux exigences imposées par le Doux Endoctrinement. Il comprendra douze accords consonants et cinq voyelles, représentant chacune un symbole sacré.
— Quel galimatias, grommela Rillibee. D’un coup de langue, il recueillit une larme qui lui chatouillait le coin de la lèvre. L’absurdité nous cerne, comme un mur contre lequel on se cogne. Ne le sentez-vous pas ? Ma sortie, en plein réfectoire, était justement dirigée contre cette trituration machinale de mots qui nous épuise et nous broie. La machine tourne à vide. À quoi sert-elle ?
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