Le regard intrigué de Marjorie allait de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce qu’un hiatus ? demanda-t-elle enfin, voyant que personne ne se décidait à lui fournir une explication.
— Tous les ans, au début ou à la fin du printemps, pendant une semaine, les chiens et les Hipparions disparaissent. Nul ne sait où ils vont. Peut-être est-ce pour eux la saison des amours ou pour les femelles, celle de la délivrance. On ne les voit plus, mais on les entend. La steppe retentit de hennissements, vagissements et hurlements divers.
— Parfait, dit Marjorie. Quelle est la date du prochain hiatus ?
Les deux hommes échangèrent un sourire.
— Qui pourrait le dire avec certitude ? Elle varie selon les années, tantôt dès les premiers beaux jours, tantôt à la veille de l’été.
— N’y a-t-il donc personne qui sache prévoir avec un peu d’avance la défaillance des Hipparions et des chiens ?
— À vrai dire, Lady Westriding, la population de la Zone Franche ne prête aucune attention à l’hiatus. Les aristocrates, vous pensez s’ils sont attentifs ! Le moindre changement, dans le comportement de la meute ou l’attitude des Hipparions, doit donner lieu à des commentaires infinis. Au pire, ils savent à quoi s’en tenir lorsqu’un beau matin, habillés de pied en cap pour la chasse, ils se retrouvent sans monture et sans chien.
— Dans ce cas, ne pourrions-nous rédiger nos invitations dans ces termes : « L’ambassadeur et Lady Westriding seraient heureux de vous recevoir à l’occasion de la réception donnée à Opal Hill, le troisième soir de l’hiatus…» ? Il leur faudrait alors inventer un nouveau prétexte pour se dérober.
— À ma connaissance, il ne se passe jamais rien pendant l’hiatus, fit remarquer le secrétaire sur un ton dubitatif. Une telle initiative serait sans précédent.
— Raison de plus pour essayer, rétorqua Roald Few. Si Messire Yrarier n’a pas la patience d’attendre l’été, saison mondaine par excellence, il ne lui coûte rien de tenter sa chance dès à présent.
Informé de cette nouvelle difficulté, Rigo décida sur-le-champ de suivre le conseil fataliste du maître artisan.
— L’été est trop loin. Nous ne pouvons nous permettre de rester les bras croisés pendant un laps de temps équivalant à près d’une année terrestre. L’épidémie n’attend pas, Marjorie. Il est grand temps que les aristocrates, de gré ou de force, fournissent les renseignements que nous sommes venus chercher. Dès que les pièces du haut sont aménagées, nous envoyons nos invitations. Si nous outrepassons les limites de la bienséance, bon Haunser nous le fera savoir.
Le « coup d’audace » devait se révéler payant au-delà de toute espérance. Les invitations furent diffusées par le grand-com, et tout le monde s’empressa d’accepter. L’ampleur du succès ébranla l’assurance de Marjorie. Elle avait le trac, comme les bons acteurs avant d’entrer en scène. Pour se rassurer, elle décida de se rendre sur le théâtre de la future représentation, à l’étage.
La température y était toujours aussi fraîche, mais le salon d’été se parait des couleurs les plus chaleureuses. Marjorie avait procédé elle-même à l’accrochage des tableaux, reproductions holographiques des originaux demeurés dans leur domicile terrien, ainsi qu’à la disposition des sculptures et bibelots. La serre du village, rendue à son activité grâce aux crédits alloués par Rigo, avait fourni les somptueux bouquets d’iris et de lys tigrés. Le regard de Marjorie fut attiré par l’ovale bleu nuit d’un guéridon. Elle effleura de la main la surface lisse, aussi polie qu’un miroir.
— C’est ravissant, murmura-t-elle.
— Merci, dit Persun Pollut. Je transmettrai le compliment à mon père. Il a fait cette table lui-même.
— Où trouve-t-il un bois aussi précieux ?
— Charpentiers, menuisiers, ébénistes utilisent surtout des matériaux d’importation. Attachés comme ils le sont à leurs traditions, les bons, principaux clients des artisans du Faubourg, ne résistent pas toujours à l’attrait du bizarre ou de la nouveauté. Pour les meubles destinés à la famille, aux amis, mon père choisit de préférence les arbres du marais. La forêt comporte quelques espèces magnifiques. Nous appelons ce bois-ci le joyau bleu. J’en connais un autre dont les nuances varient, en fonction de la lumière à laquelle il est exposé, du vert pâle au mauve.
— Ainsi, vous vous aventurez dans le marais. On m’avait dit que c’était follement dangereux.
— Il faut être suicidaire pour se risquer à l’intérieur du marais proprement dit. Heureusement, la forêt nous cerne et sa lisière s’étend sur cent cinquante kilomètres. Les bûcherons se contentent d’éclaircir cette bordure, encore leurs coupes sont-elles timides. Pour les boiseries de votre bureau, mon choix s’est fixé sur une essence locale. Vous serez satisfaite, je l’espère.
Il avait passé de longues heures à dessiner les motifs des moulures. Sûr de son fait, il était impatient de recevoir ses éloges.
Marjorie lui adressa un sourire de confiance raisonnable.
— Vous êtes un artiste, Persun. Vous en avez la sensibilité. Comme elle se tournait vers la porte-fenêtre, pour la première fois, elle remarqua la silhouette de celle qui était en train de faire les cent pas sur la terrasse à balustrade, le visage morose, les mains sagement croisées derrière le dos. Excusez-moi un instant, je vous prie.
Le secrétaire s’inclina avec raideur ; il se donna la contenance sournoise d’un homme qui, sans la quitter des yeux, affecte de ne pas suivre du regard une femme tandis qu’elle s’éloigne.
— Eugénie ! La jeune femme s’était arrêtée ; Marjorie l’aborda avec une expression d’excessive urbanité. Eugénie, c’est à peine si je vous ai aperçue depuis notre arrivée. Comment supportez-vous ce changement ?
Face à elle, le maintien d’Eugénie était un peu trop étudié, un peu trop élégant. Ses joues s’étaient colorées. Rigo ne lui avait-il pas recommandé de se tenir à l’écart de la grande maison ?
— Je ne devrais pas me trouver ici, je le sais, mais je voudrais profiter de la navette du négociant pour me faire conduire en Zone Franche.
— Vous manquerait-il quelque chose ?
Eugénie n’était pas assez sotte pour imaginer des insinuations malveillantes sous la question la plus banale. Elle répondit avec simplicité.
— Rien de précis. J’avais surtout envie de me changer les idées. J’envisageais de visiter le Faubourg et de passer une nuit à l’hôtel. Je serai de retour demain.
— Comme cette vie doit vous sembler monotone.
Cette fois, Eugénie rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle garda le silence. Une expression de douceur passa sur le visage de Marjorie.
— Ma remarque a pu vous paraître blessante, je vous demande pardon. Écoutez, l’équitation n’est pas votre style, on me l’a dit, toutefois, vous ne détestez pas les animaux. Pourquoi ne saisissez-vous pas l’occasion de votre visite en ville pour vous procurer un petit compagnon, chiot, chaton, oiseau, que sais-je… peut-être même une gentille créature exotique ? Sans que l’on s’en rende vraiment compte, on se trouve accaparé, et le temps passe.
— Le temps, ce n’est pas ce qui me manque, en effet, répliqua Eugénie avec une pointe d’agacement.
— Rigo, ce serait plutôt le contraire, murmura Marjorie. Il n’a pas une seconde à lui.
Son regard se perdit du côté de la Vista Tenuata, succession de collines ainsi nommée en raison de l’admirable dégradé de vert, de gris et de bleu qu’offrait cette perspective, aussi loin que le ciel dans lequel se fondait le dernier relief. Ainsi en avait-il été de son animosité originelle pour Eugénie, estompée par le temps jusqu’aux bords pacifiés de la tolérance.
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