Dans la caverne, ventre du tonnerre, les sabots faisaient résonner la terre avec un vacarme de bronze. Puis, sans le moindre decrescendo annonciateur, tout s’arrêta. Les Hipparions quittèrent l’endroit comme ils y étaient entrés, seuls ou par couples, laissant gravée sur le sol une immense composition dont seuls les auteurs connaissaient le sens. L’antique langage de l’espèce, système élaboré de gestes, trémulations, infimes mouvements, ne leur aurait été d’aucun secours. Dans la nuit des temps, ils avaient hérité d’une autre race un mode d’expression fondé sur ce système structuré d’empreintes qui était devenu leur écriture secrète, seule capable de représenter le plus inexorable des mots.
Les chevaux n’avaient pas fermé l’œil. Ils veillaient, comme ils l’avaient fait toutes les nuits depuis leur arrivée sur la Prairie, à l’affût du moindre bruit. Millefiori fit entendre un petit renâclement à l’intention de Don Quijote, son voisin ; à son tour, celui-ci s’adressa à Irish Lass et le message fut ainsi transmis de stalle en stalle, dans un sens et dans l’autre. « Je suis là, fidèle au poste », disait-il en substance. « Rien de précis, encore. »
Tous, cependant, percevaient la menace. Ce n’était encore qu’une mise en garde spontanée, comme le symptôme d’un danger mystérieux, l’avertissement confus que l’on reçoit avant de franchir un pont dont le tablier n’est pas sûr, et qui se manifeste par une hésitation, un désarroi incompréhensible pour la plupart des cavaliers.
La femme était l’exception. Si, pour quelque raison inconnue d’elle, sa monture refusait d’avancer, la femme se fiait à cet instinct et n’insistait jamais. En retour, les chevaux avaient en elle une confiance absolue.
La nuit leur envoyait un autre signal, plus ambigu. Ami ou ennemi, ils n’auraient su le dire, pourtant cette sensation imprécise avait le pouvoir de maintenir le tumulte à distance et d’éloigner les funestes pressentiments. Ni caresse, ni mot doux, ni gâterie offerte dans le creux de la main. Si présence il y avait, elle était comme un fantôme qui leur aurait soufflé son haleine chaude au visage.
L’appel recommença, de gauche à droite et inversement.
« Présent. Toujours rien. »
Jandra Jellico n’était pas le genre de femme à remettre à plus tard l’exécution d’une décision. Aussi, dès le lendemain se rendit-elle chez Ducky Johns, choisissant pour accomplir cette démarche insolite le fauteuil roulant plutôt que les prothèses. Jandra avait eu l’occasion de rencontrer la tenancière et celle-ci lui avait fait bonne impression, même si jusqu’à un certain point, le commerce auquel se livrait cet angelot atteint d’obésité lui inspirait méfiance et désapprobation. Aussi vieille que l’humanité elle-même, la quête du plaisir n’avait en soi rien de répréhensible. On pouvait seulement regretter qu’elle donnât lieu à toutes sortes d’excès et de comportements scandaleux.
Ces réflexions, la visiteuse les garda pour elle lorsqu’elle fut introduite dans le salon particulier de Ducky. On leur apporta du thé. Tout en devisant, les deux femmes considéraient, l’une avec curiosité, l’autre avec une indulgence blasée, la petite, assise sur le tapis comme un paisible animal familier. Elle fredonnait, se léchait parfois les doigts et s’intéressait au vol des mouches, si belle que les gestes les plus vils, comme celui de soulever sa jupe et de se gratter furieusement, par exemple, prenaient chez elle des allures de mômeries pleines de grâce. Au total, elle n’avait pas plus d’inhibitions qu’une chatte à laquelle elle semblait emprunter maintes attitudes.
— Quelle misère… murmura Jandra. Elle ne peut pas rester ici.
— Comme si je ne le savais pas ! Ducky écarta les mains dans un geste d’impuissance. Et qui va m’en débarrasser ? C’est une idée de Jelly, figure-toi. Elle sera toujours mieux dans ton bordel que dans nos cellules d’hibernation, voilà ce qu’il m’a dit. Je ne peux pourtant pas l’entretenir indéfiniment à ne rien faire. Même si je la mettais en vente à un bon prix, personne ne l’achèterait, dans l’état où elle est. Elle aurait besoin d’un dressage complet, mais je n’ai pas une seconde à consacrer à son éducation.
— Est-elle propre, au moins ? demanda Jandra.
— Oui et non. Il faut l’accompagner aux toilettes. Du moins a-t-elle appris à couiner comme le fait mon petit chien, lorsqu’elle est prise d’une envie.
— As-tu essayé ?
— Rien du tout ! Avec la meilleure volonté du monde, je n’ai pas le temps. Du matin au soir, je suis au four et au moulin, je dors à peine. Tu me rendrais un fier service en la prenant sous ton aile, Jandra. Je n’oserais la confier à quelqu’un d’autre, de peur d’encourir les foudres de ton vigilant. Si c’est toi qui l’emmènes, il n’aura rien à me reprocher.
— C’est entendu, je m’en charge. Quelqu’un passera la prendre dans l’après-midi. Si seulement nous savions d’où elle vient !
— À qui le dis-tu !
— Connaissant son origine, nous aurions une chance de lui secouer un peu la mémoire. Tandis que là, comment lui venir en aide ?
Jandra tint promesse. Le jour même, elle envoya chercher l’innocente et, sans perdre un instant, entreprit de lui inculquer quelques rudiments de bonnes manières, tels que l’usage du cabinet de toilette et celui de la chasse d’eau, celui d’un couteau et d’une fourchette. Elle lui enseigna aussi à ne plus soulever ses jupes à la moindre démangeaison. Satisfaite des modestes résultats obtenus, elle convia son amie Kinny Few à juger des progrès accomplis par son élève. Kinny avait apporté des petits fours. Elles s’installèrent dans le salon, où le ravissant phénomène jouait à la balle.
— J’avais l’espoir qu’en la voyant, il te viendrait une idée, soupira Jandra. Une réminiscence, plutôt. Cette enfant n’a pas toujours été ainsi, j’imagine.
Kinny fit mine de réfléchir. Quelque chose, dans la ligne du visage, évoquait une ombre de souvenir, un air de parenté, vague, flottant, incertain. Avec qui, elle n’aurait su le dire. Sur un point, seulement, elle était catégorique : il ne s’agissait nullement de quelqu’un du Faubourg.
— Je sais à quel point c’est difficile à croire, pourtant n’est-il pas vraisemblable qu’elle soit descendue d’un vaisseau en provenance d’un autre monde ?
— Jelly refuse d’admettre cette explication, la plus plausible, à première vue. Il s’en tient aux faits. Personne ne l’a vue aux terminus des lignes intérieures ; elle ne figure pas davantage sur la liste des passagers des derniers vols spatiaux. De plus, elle n’a jamais mis les pieds à l’hôtel. Elle a surgi dans la cour de Ducky Johns, comme par enchantement. La pauvre souffre d’une amnésie totale, elle ne nous apprendra rien.
— As-tu des projets la concernant ?
Jandra haussa les épaules.
— Je vais m’efforcer de lui trouver un foyer convenable, que puis-je faire de plus ? Et le plus tôt sera le mieux. Jelly menace de perdre patience.
En fait, le mot choisi par Jandra donnait une version très atténuée de la vérité. Moins que la patience, c’était le sang-froid du vigilant qui se trouvait mis à rude épreuve par la présence sous son toit d’une créature si provocante de pureté, et son affection sincère pour Jandra n’en pouvait mais.
— Tu as une semaine, au maximum, avait-il dit avant de sortir en claquant la porte dans un geste d’une violence très inhabituelle de sa part.
Encouragé par Eugénie, laquelle se morfondait dans son petit pavillon, Rigo s’était mis en tête d’offrir à ses hôtes une mémorable réception à Opal Hill. La famille avait été conviée à observer trois autres chasses, dans des circonstances identiques à celles qui leur avaient été proposées la première fois, à ce détail près que les Pères James et Sandoval avaient reçu l’autorisation de se joindre à la dernière expédition en aéronef. Après quoi, d’un commun accord, on avait décidé que toutes les chasses se ressemblaient et qu’on en avait assez vu. Rigo déclina donc les offres ultérieures. Incompréhensible aux yeux des bon, cette décision confirma les préjugés défavorables que la plupart d’entre eux nourrissaient contre les Terriens. Tout à ses perspectives mondaines, l’ambassadeur du Saint-Siège se trouva d’autres sujets de préoccupation. Roald Few, venu en personne superviser la livraison et l’installation, assura que tout serait prêt dans les délais.
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