— Rideaux, tapis, meubles, projections murales, vous les aurez dans quinze jours, au plus tard, et vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de la qualité, faites-moi confiance.
— Je l’espère bien, dit Marjorie. Messire Yrarier est un farouche partisan de la politique de rapprochement amical entre les peuples. Il a l’intention de lancer autant d’invitations qu’il se trouve d’hommes et de femmes en âge de danser parmi les aristocrates. Il prévoit une grande soirée de gala.
Persun Pollut, le secrétaire, assistait à cet entretien. Il laissa échapper une exclamation de surprise moqueuse. Roald le réprimanda d’un coup d’œil.
— Pers, voyons, l’ambassadeur vient d’arriver ; il ne peut être au courant de tout. Lady Westriding, ce jeune homme est un impertinent, mais je pense comme lui. Le moment est mal choisi pour les festivités. Au printemps ou à l’automne, saisons de chasse, seuls les parents pauvres, les mutilés ou les collatéraux répondront à vos invitations. Ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne sont plus admis à pratiquer le divertissement de la bonne société.
Marjorie le dévisagea, partagée entre la stupeur et le doute. Cet artisan cossu semblait au-dessus de tout soupçon. Jusqu’à un certain point, ainsi qu’il l’avait lui-même laissé entendre, ses intérêts et ceux de la mission coïncidaient, aussi n’avait-il aucune raison d’user envers eux de ruse et de stratagèmes.
— J’aurais besoin de quelques renseignements, dit-elle à mi-voix.
Roald Few l’imita et baissa le ton, adoptant un murmure propice à la conspiration.
— Je suis à votre disposition, Lady Westriding.
— Lorsque nous sommes allés à Klive, voici quelques semaines, les bon Damfels étaient en deuil.
— En effet.
— Ils avaient perdu l’une de leurs filles peu de temps auparavant. Un accident de chasse, nous a-t-on dit. Eric bon Haunser a perdu ses jambes dans les mêmes circonstances. Chaque fois que je me suis trouvée au milieu d’eux, à l’occasion des rassemblements qui clôturent les journées de chasse, par exemple, j’ai compté autour de moi plus de prothèses que je n’en voyais en l’espace d’un an dans n’importe quelle ville de la Terre. Qu’en est-il exactement de ces accidents ?
— Ma foi… Roald Few se dandina d’un pied sur l’autre et se tint coi.
— Il en existe de toutes sortes, commença Persun Pollut, comme s’il s’apprêtait à faire un exposé sur les perturbations du système solaire. En premier lieu viennent les chutes, puis les embrochements, puis l’hostilité d’un chien qui vous a pris en grippe et se venge ; enfin, il y a les disparitions.
Sur le dernier mot, la voix calme et posée tomba au diapason du chuchotement. Roald Few acquiesça.
— Tout au moins est-ce ainsi que nous voyons les choses, nous, les roturiers, enchaîna-t-il. Nous avons tous des parents parmi les domestiques des grandes maisons. Sans regarder par les trous des serrures, sans écouter aux portes, ils sont les témoins de certaines scènes, ils surprennent bien des conversations. En additionnant toutes ces bribes, avec un peu d’imagination, nous arrivons à reconstituer ce qui est passé sous silence.
— Pourquoi les chutes auraient-elles des conséquences si tragiques ? s’étonna Marjorie. Il arrive souvent que nos cavaliers basculent et tombent, ou soient désarçonnés. En général, ils se relèvent avec plus de peur que de mal.
— Ici, celui ou celle qui a le malheur de perdre l’équilibre est impitoyablement piétiné. Le corps est écrasé dans l’herbe avec acharnement. À la fin, vous vous en doutez, il ne reste plus grand-chose.
Marjorie avait pâli ; elle croisa les mains.
— J’ai compris, murmura-t-elle.
— Venons-en au second facteur de catastrophes. Si vous avez vu un Hipparion, vous devinez que le cavalier se trouve en danger constant d’être transpercé. On s’étonne moins de la rareté de ces accidents, lorsqu’on sait que les futurs chasseurs s’exercent pendant des semaines d’affilée à maintenir leur position. De temps à autre, l’un d’eux s’évanouit, ou bien sa monture s’arrête brusquement, l’infortuné est projeté en avant et s’enferre sur les pointes redoutables de la herse que les monstres portent sur le cou.
Marjorie avala sa salive. Ses mains s’étreignaient comme des amies désemparées.
— Quant aux chiens de meute, poursuivit le jeune secrétaire, ils sont très chatouilleux. Si un chasseur, sans le vouloir, a offensé la susceptibilité de l’un d’eux, le pauvre se fera enlever d’un coup de dents un bras ou une jambe à la fin de la journée, lorsqu’il mettra pied à terre devant le mur d’enceinte de la propriété.
— Vous dites : « Offenser la susceptibilité…» En quoi peut bien consister l’outrage ?
— Ne nous en demandez pas trop, Lady. Comment saurions-nous ce qui peut froisser un chien ? Les bon, à ce qu’il semble, ne sont pas mieux renseignés.
— Qu’appelez-vous « disparition » ?
— Il n’y a pas d’autre mot. Au retour, un chasseur manque à l’appel. Il s’est volatilisé avec sa monture. Les disparus sont toujours des novices, de sexe féminin de préférence. On ne les revoit jamais.
— En somme, disparaissent surtout les jeunes filles qui se trouvent en queue de peloton, fit observer Marjorie, songeuse. Quand on remarque leur absence, il est trop tard. Qu’est-il arrivé à la petite Damfels ?
— Elle a subi le même sort que Janetta bon Maukerden, la fiancée de Shevlok bon Damfels. Elle s’est envolée. Comment je le sais ? Salla, cousine de ma belle-sœur, est depuis toujours au service de Rowena bon Damfels. Elle a vu naître Dimity, ou peu s’en faut. Tout a commencé à l’automne dernier, lorsque la jeune fille, au retour de sa première chasse, confia à sa mère qu’elle s’était sentie gênée par le regard de l’un des chiens, constamment fixé sur elle. Le même manège se produisit pendant la seconde sortie que fit Dimity. Le chien ne la quittait pas des yeux. Il s’ensuivit une violente prise de bec entre les parents ; Rowena obtint à l’arraché que Dimity ne chasserait plus de la saison. Vint le printemps. Stavenger imposa sa volonté : cette fois, la petite serait des leurs. Gageons qu’il n’a cessé, depuis lors, de regretter sa décision. Dimity ne devait jamais revenir de cette première chasse printanière.
— Elle s’appelait Dimity ? Quel âge avait-elle ?
— Dimity Diamante bon Damfels, la benjamine. Votre calendrier terrien lui donnerait dix-sept ans.
— Les bon Damfels avaient cinq enfants ?
— Pas moins de sept, Lady. Deux autres ont péri piétinés, je crois bien, alors qu’ils étaient encore novices. Leurs noms me sont sortis de l’esprit, malheureusement. Il reste deux filles et deux fils, Amethyste, Emeraude, Shevlok, Sylvan.
— Sylvan, répéta Marjorie. Elle n’avait pas oublié l’avertissement solennel du jeune homme trop émotif, trop sensible, qui prétendait mépriser les soi-disant plaisirs de la chasse. Cette rencontre dans les salons de Klive était demeurée sans lendemain. Sylvan bon Damfels n’était ni un infirme, ni un parent pauvre, elle avait donc peu de chances de le revoir, à moins d’être à nouveau conviée chez les bon Damfels. Elle voulut en avoir le cœur net. L’un ou l’autre de ces quatre enfants répondrait-il à notre invitation ? demanda-t-elle.
— Aucune chance, dit Roald, catégorique. À votre place, j’ajournerais cette réception.
— Il reste l’hiatus, lui rappela Persun Pollut.
L’autre prit l’air contrit.
— Comment ai-je pu oublier l’hiatus ! Voilà près de dix de leurs longues années que je suis installé sur cette planète, et j’avais oublié le fichu hiatus !
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