Eugénie, par contre, offrait toutes les garanties. Avec elle, on pouvait en être certain, l’innocente ne servirait pas de souffre-douleur. Cette jeune femme connaissait la vie, sans être une dévergondée. En voilà une qui ne semblait pas devoir se creuser inutilement la tête, ou porter sur autrui des jugements à l’emporte-pièce. Peu lui importait le passé de l’amnésique, et jamais elle ne chercherait à savoir à la suite de quelles circonstances traumatisantes cette créature de lys et de rose s’était retrouvée dans la Zone, endormie sous la corde à linge de Ducky Johns, maquerelle notoire.
Eugénie et sa nouvelle acquisition firent le trajet de retour dans l’hydroplaneur des apprentis de Roald Few. Elle se fit déposer à la lisière du parc, de façon à pouvoir regagner son petit pavillon à l’insu de tous. Une foule de projets, plus charmants et inoffensifs les uns que les autres, lui trottaient déjà dans la tête. Après avoir choisi un nom approprié pour cette poupée grandeur nature, elle allait lui confectionner une garde-robe mirobolante et lui apprendre à danser.
Marjorie frappa à la porte du bureau de Rigo. Quand il eut répondu, elle entra.
— Suis-je en avance ?
— Entre, assieds-toi, dit-il, la voix rauque de fatigue. Asmir ne devrait plus tarder.
Il mit de l’ordre dans les papiers qu’il était en train de consulter, les rangea dans un coffret et verrouilla celui-ci sur-le-champ. Il coupa le circuit de transmission. Dans un coin de la pièce, l’écran muet du grand-com se couvrit de zébrures multicolores. Cela fait, il dévisagea son épouse.
— Je suis crevé, lessivé. Tu ne sembles pas en meilleure forme.
Marjorie acquiesça, souriante. Elle haussa les épaules.
— Je tiendrai le coup. Stella m’inquiète davantage. Tout lui devient prétexte à crise de cafard. L’autre jour, j’ai demandé à Persun Pollut de l’emmener au village, dans l’espoir qu’elle s’y ferait des relations amicales. Après deux visites, son opinion était faite : « Ce ne sont que des rustres à l’esprit étroit, il n’y a rien à en tirer. »
— Elle ne doit pas être loin de la vérité.
— Cela se peut, pourtant… Elle pensa lui faire observer que le dédain, parfois, n’était pas de mise et qu’il fallait savoir y mettre du sien, puis se ravisa. Rigo n’aurait pas apprécié. Anthony est d’un avis plus nuancé, dit-elle simplement. Il s’est déjà fait plusieurs camarades.
— Stella trouvera des affinités de pensée avec nos jeunes invités, espérons-le.
Il y eut un silence. Marjorie secoua la tête.
— Détrompe-toi. La jeune génération ne montrera pas le bout de son nez.
— Pour quelle raison ? Nous avons spécifié que les enfants étaient conviés.
— Leurs parents en ont décidé autrement. On jurerait qu’ils veulent accumuler les obstacles à toute réelle fraternisation.
— Ce sont des sauvages !
Sur le visage de Rigo, l’expression de surprise céda aussitôt pour faire place à la colère. Quelques coups discrets frappés à la porte apportèrent une diversion providentielle. Un valet annonça l’arrivée d’Asmir Tanlig. Depuis qu’il était entré au service de l’ambassadeur, celui-ci avait battu la campagne, s’enquérant partout des maladies et des décès, aussi bien dans les villages que dans la Zone Franche. De quoi souffrait-on ? Pour quels maux avait-on consulté le médecin ? De quoi Une telle ou Un tel était-il mort ? Il s’avança très vite, petit, corpulent sans obésité, s’arrêta net en les voyant tous deux, fit encore quelques pas hésitants. Il sortit d’une poche intérieure deux feuillets pliés auxquels il devait se référer de temps à autre.
— Messire, Lady, malgré mes efforts, l’enquête a donné des résultats décevants, vous en jugerez par vous-mêmes. Chez les aristocrates, pas de surprise ; entre les grossesses, les accidents de chasse, les transplantations hépatiques rendues nécessaires par la consommation d’alcool, c’est à longueur d’année qu’ils font appel aux thérapeutes. Il jeta les yeux de droite et de gauche, à l’affût d’hypothétiques espions, et baissa le ton. Certains de mes parents habitent la Zone Franche. Je leur ai demandé de se renseigner discrètement au sujet des disparitions suspectes…
— Les volatilisés, murmura Marjorie. Ils existent, nous en avons entendu parler.
— Si vous faites allusion au phénomène qu’il est convenu d’inclure au nombre des accidents de chasse, Lady Westriding, il s’agit de jeunes gens et de jeunes filles. Les instructions de Messire Yrarier concernaient surtout…
— Les personnes âgées, je le sais bien. Je mentionnais cette forme de disparition particulière à la chasse car il s’agit malgré tout d’une piste que nous ne pouvons nous permettre de négliger.
— Cela va de soi, dit Rigo d’un ton sec. Poursuivez, Asmir. Quelles sont les causes de maladie et de décès chez les roturiers ?
— On trouve un peu de tout, allergies, accidents, intoxications, le cœur, le foie… sans oublier quelques meurtres dans la Zone. Rien de bien mystérieux, rien d’inexplicable. On me signale plusieurs disparitions de routine, si je puis dire, des individus qui sont allés dans la forêt du marécage et n’en sont pas revenus. Dans la steppe aussi, il arrive que l’on se perde.
Rigo dressa une oreille intéressée.
— Avez-vous des détails ?
— Il en a toujours été ainsi, insista le petit enquêteur. D’aussi loin que je m’en souvienne, il s’est toujours trouvé un petit nombre de gens pour succomber à la fascination des grands espaces interdits de la steppe ou du marais. On ne les revoit jamais.
— Donnez-nous des exemples récents.
— On m’a parlé d’un étranger, une grande gueule, l’air important et faraud du gars qui a beaucoup bourlingué. Un dénommé… Asmir consulta ses feuillets. Bontigor. Hundry Bontigor. Quelqu’un l’a mis au défi de se risquer dans la forêt ; ce benêt a pris le provocateur au mot. On l’a vu s’enfoncer entre les arbres, probable qu’il y est encore. Muni d’un permis de séjour d’une semaine, il attendait sa correspondance. Personne n’a versé de larmes.
— Parmi ces disparus « officiels », pourrions-nous dire, en est-il certains dont l’absence a pu être mise sur le compte de la forêt, ou de la steppe, sans que l’on sût avec certitude si c’était bien le cas ? Marjorie promena deux doigts sur l’arête de son nez et le long des sourcils, dans le geste de déloger un point de migraine.
— Avant Bontigor, les disparus étaient des adolescents, reprit Asmir, le nez dans ses notes. Pour répondre à votre question, leur fugue n’a pas eu de témoins. Une grand-mère a déserté son domicile. On l’a cherchée partout. Comme elle demeurait introuvable, en bonne logique, on en est arrivé à la conclusion…
— Hum, fit Marjorie.
— Un couple du village de Maukerden s’est évanoui dans la steppe, continua Asmir. Il est arrivé la même chose à un charpentier de Smaerlok. Un habitant de Laupmon est porté disparu, lui aussi.
— Ils se seraient dissous dans la steppe ?
Asmir opina sombrement.
— Ils sont innombrables, ceux dont les restes reposent dans l’herbe ou dans le marais.
— Combien ? s’enquit Rigo. Au cours de l’automne dernier, par exemple, combien a-t-on dénombré de ces disparus, victimes présumées de la steppe ou de la forêt marécageuse ?
— Une cinquantaine, pas davantage.
— Trop peu, dit Marjorie à mi-voix. Il se pourrait bien que l’explication fournie soit la bonne.
— Il faut persévérer, soupira Rigo. Asmir, vous allez concentrer vos recherches sur ces disparus. Sexe, âge, position sociale, état de santé juste avant qu’ils ne soient escamotés, je veux tout savoir. Sebastien vous apporte-t-il son concours ?
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