— Nous donnerons bientôt notre première réception, reprit-elle. Peut-être y ferez-vous quelques rencontres agréables ?
Le silence recouvrit le peu de conviction qu’il y avait dans sa voix. Cette soirée, on pouvait le craindre, serait pour Eugénie une déception supplémentaire. Elle était un objet de mépris pour les enfants, de plaisanterie pour les domestiques. Qui, parmi les aristocrates, ferait mine de s’intéresser à elle ? Ou bien sous-estimait-elle la séduction de la maîtresse de Rigo ?
— Je vous demanderais de faire un effort particulier vis-à-vis de deux de nos invités, Eric bon Haunser et Shevlok, le fils aîné des bon Damfels.
Eugénie eut un sourire las.
— Est-ce pour vous débarrasser de moi que vous me poussez dans les bras d’autres hommes ?
— Cette soirée devrait nous permettre de poser les premiers jalons d’un rapprochement. Voyons les choses en face : si certains de ces aristocrates succombaient à vos charmes, à ceux de ma fille, voire aux miens, peut-être se décideraient-ils à fréquenter Opal Hill, et ce serait pour le mieux. Après tout, l’établissement de relations cordiales avec ceux qui président au destin de cette planète n’est-il pas une condition nécessaire, la condition nécessaire à la conduite de notre enquête ?
— Vous affectez de croire que je connais l’objet de la mission ; vous avez tort. Rigo ne m’a rien dit.
Marjorie la dévisagea, bouche bée.
— C’est stupéfiant ! Ma pauvre Eugénie… ne sachant pas, pourquoi êtes-vous venue ?
L’étonnement d’Eugénie ne fut pas moindre. Cette femme, l’épouse de Roderigo Yrarier, la mère de ses enfants, comment pouvait-elle poser une question aussi naïve ?
— Je l’aime, dit-elle enfin d’une voix minuscule, comme à regret. Vous l’ignoriez ?
— Je l’aime aussi, répliqua Marjorie, sincère sur le moment. En toute franchise, cela ne change rien. Si je n’avais pas su la vérité, je ne l’aurais pas suivi.
Eugénie n’avait guère apprécié la suggestion de Marjorie concernant l’acquisition d’un « charmant petit compagnon », destiné à tromper sa mélancolie. Le conseil, toutefois, méritait d’être pris en considération. Dans sa situation, elle n’allait pas s’offrir le luxe de négliger une suggestion profitable, sous prétexte que sa rivale la lui avait glissée dans le creux de l’oreille. Eugénie n’avait jamais connu ce sentiment de vide, ce désespoir latent, tissé chaque jour par la solitude et le désœuvrement. Sur Terre, les dérivatifs ne manquaient pas, vrais ou faux amis, sorties, fêtes, spectacles, le vertigineux grouillement du monde vous entraînait. À la lettre, on ne voyait pas le temps passer. Comment s’était-elle retrouvée ici ? Et Rigo, dont elle n’aurait pu être plus éloignée si elle était demeurée là-bas, sous la protection d’un autre (décision qu’elle avait du reste envisagée de prendre, en dépit de son affection pour cet amant remarquable), à la suite de quel mauvais tour s’était-il laissé embarquer sur une telle galère ? Si quelque parti avantageux s’était trouvé disponible, sans doute aurait-elle choisi de rester.
Elle aimait Rigo, bien sûr. De tous les compagnons qui s’étaient succédé dans son existence, celui-ci était sans conteste le favori. Rigo avait de l’humour ; on ne s’ennuyait jamais avec lui.
Jusqu’à présent, tout au moins. Rigo, malheureusement, n’était plus le même depuis leur arrivée sur la Prairie. Dans les rares moments d’intimité qu’il lui accordait, Eugénie sentait son autorité et son silence chargé d’inquiétude peser sur elle comme un joug. Il relevait de la morne évidence que, privé de fantaisie, l’amour devenait une tâche ingrate, routinière et assommante en mettant les choses au mieux, éprouvante dans le pire des cas. Clouée dans ce désert pour une durée indéterminée, elle n’avait rien de plus judicieux à faire que de suivre le conseil « désintéressé » de Marjorie Westriding.
Roald Few ne se fit pas prier lorsqu’elle lui demanda s’il n’y avait pas une petite place pour elle dans son véhicule. Le maître artisan et ses apprentis rivalisèrent de galanterie à son égard. Roald lui-même lui recommanda d’aller trouver Jandra Jellico.
— Si vous cherchez l’amusement dans la compagnie d’une créature peu encombrante, vous trouverez votre bonheur chez Jandra. Sinon, elle vous indiquera une bonne adresse.
Comme si, redoutant qu’une aussi belle personne manquât de tact, il souhaitait prévenir quelque remarque désobligeante de sa part, Roald précisa que Jandra vivait dans un fauteuil roulant.
Eugénie n’était pas avec elle depuis une demi-heure que l’infirme, aussi perspicace que l’avait été Roald Few, savait à quoi s’en tenir. Tant la situation de cette jeune femme qu’elle croyait avoir percée à jour que le différend conjugal saisi en arrière-plan lui inspirèrent, comme à Roald, quelques considérations philosophiques sur l’infidélité des hommes et la sottise des femmes. Cette commisération mise à part, elle bénissait le ciel d’envoyer à point nommé une visiteuse susceptible de la tirer d’embarras.
— Vous tombez bien, j’ai justement ce qu’il vous faut. Une perle, un vrai miracle. Je l’ai dénichée dans la Zone, chez Ducky Johns. Quelque chose d’aussi délicat ne pouvait demeurer longtemps dans ce lieu de débauche, aussi ai-je décidé d’en prendre soin. Nous l’avons installée dans la chambre d’amis. Attendez-moi un instant, je vais la chercher.
Elle fit son entrée, merveilleuse de grâce, de fraîcheur, dans la robe de cotonnade dont Jandra lui avait appris à ne relever la jupe sous aucun prétexte. Les cheveux soyeux encadraient un visage si charmant que l’on mettait un certain temps à remarquer ce qui n’allait pas, les yeux fixes, hallucinés en permanence, comme si, du fond de sa cervelle d’oiseau, la jeune fille percevait déjà comme une menace, une source d’étonnement et d’effroi, le spectacle qui frappait son regard.
— Ce n’est pas un animal, mais un être humain, murmura Eugénie sur un ton non point de reproche, mais neutre, ramenant l’observation à une simple constatation de fait.
— Tout dépend du point de vue adopté, répondit Jandra. Cela dit, je serais encline à penser comme vous, aussi, en mon for intérieur, n’ai-je cessé de la considérer comme une personne à part entière. Elle est facile à vivre, vous verrez ; elle ne songe qu’à s’amuser, à la balle, au yo-yo…
Eugénie considérait avec un intérêt croissant cette « personne à part entière », sa cadette de quelques années. Quiconque les voyait côte à côte songeait que l’une aurait pu être la grande sœur de l’autre.
— Croyez-vous que l’on me permettra de la garder ? demanda-t-elle.
Jandra l’assura qu’elle n’avait aucune raison de s’inquiéter du contraire, tout en essayant de se convaincre que les difficultés ultérieures d’Eugénie ne la concernaient nullement, ravie qu’elle était d’être enfin débarrassée d’une future pomme de discorde entre elle et Jelly. Pas plus tard qu’hier soir, elle avait surpris le regard du cher époux posé sur la petite, et quel regard ! Pourtant, s’il s’était présenté un acquéreur d’une autre trempe, quelqu’un dans le genre de Marjorie Westriding, par exemple (son portrait physique et moral, tracé par Roald Few, avait fait le tour du Faubourg), elle aurait eu quelques problèmes de conscience à lui céder sa petite oie blanche. Lady Westriding n’aurait eu de cesse qu’elle n’eût découvert le pourquoi et le comment de l’amnésie de la malheureuse. Sans la laisser en paix un seul instant, elle aurait fait de sa vie un enfer. Pour d’autres raisons, on aurait hésité à remettre la pauvre enfant entre les pattes d’un croquant qui aurait usé envers elle d’une révoltante brutalité, encore qu’on se serait réduit à cette pénible extrémité plutôt que de voir Jelly lui-même succomber à la chatouille du diable.
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